Ô vous, frères humains

couve_d’après le livre d’Albert Cohen – Dessin Luz – Ed. Futuropolis, 136 p., 20 €

Marseille, 16 août 1905. Albert est un enfant heureux, innocent, aimant et voulant être aimé de tous. Il s’arrête devant l’échoppe d’un camelot qui vante les qualités d’un détachant domestique. Il se faufile alors au premier rang des badauds, émerveillé par le bagou du bonimenteur et fier à l’idée d’offrir à sa mère le « produit miracle ». C’est alors qu’il s’entend dire : Toi, tu es un sale youpin, hein ? (…) Je vois ça à ta gueule. Tu manges pas du cochon, hein ?  (…) Tu bouffes des louis d’or (…) Ton père est de la finance internationale, hein ? Tu viens manger le pain des Français, hein ? Messieurs dames, je vous présente un copain à Dreyfus, un petit youtre pur sang, garanti de la catégorie des sécateurs, raccourci là où il faut (…)  safe_imageo_vous_freres_humains-1_tel

Albert Cohen a maintenant soixante-dix-sept ans, il se souvient du jour fondateur de sa pensée et de son engagement, qu’a été celui de ses dix ans.

Ce n’est naturellement pas un hasard si Luz, dont les camarades sont morts sous le feu de la haine le 7 janvier 2015, s’est emparé du texte autobiographique de l’auteur de Belle du Seigneur, Le Livre de ma mèreMangeclous, etc.

Courant 2015, j’ai ressenti le besoin de relire Ô vous, frères humains. J’ai été encore puissamment frappé par le calvaire psychologique de ce petit garçon déambulant à la lisière de la folie, par le message testamentaire d’Albert Cohen, et le coeur serré, j’ai refermé le livre sur le triste constat que, décidément non, la terre entière n’avait toujours pas été traversée par cette oeuvre majeure, écrit-il en prélude à ses dessins.

On est effectivement dans un ailleurs de la BD, dans cet espace où déférence et affliction ont pris le pas sur la virtuosité graphique.  Cependant, la déchirure de cet enfant, relégué en quelques instants au rang de sous-homme, est ici traduite par des images particulièrement inspirées. Elles sont d’autant plus percutantes qu’aucune bulle ne vient parasiter les immondices verbaux qui, au détour de chaque rue, dans chaque instant de le vie quotidienne du jeune garçon, ne cessent et ne cesseront de le hanter.

Anne Calmato_vous_freres_humains-3_tel

 

 

Shutter Island

shutterd’après le roman de Dennis Lehane, scénario et dessin Christian De Metter. – Ed. Rivages/Casterman/Noir, 128 p., 19€

Les marshals fédéraux, Teddy Daniels et Chuck Aule, ont été chargés d’enquêter sur la disparition d’une femme dans l’hôpital psychiatrique de Shutter Island, où sont internés des délinquants particulièrement dangereux.

9782203007758_pb3Dès l’abord, les investigations s’avèrent difficiles : l’île est petite et très surveillée. Comment Rachel Solando, accusée d’un triple infanticide, a-t-elle pu, sans être vue, sortir de sa chambre, passer devant plusieurs postes de garde, traverser la pièce où se déroulait une partie de cartes ?

Le Dr Cawley, qui va suivre de près le travail des enquêteurs, les informe qu’ils ne pourront avoir accès aux dossiers des détenus. En revanche, le psychiatre leur remet un feuillet trouvé dans la chambre de Rachel, et qui contient une suite de chiffres et de lettres. Daniels, le chef du binôme, commence à les déchiffrer.
shutterislandp_De son côté, son acolyte a pu constater, à la faveur d’une absence de Cawley, qu’à compter de la veille de leur arrivée, quatre pages de son agenda portent la seule indication  » Patient 67 « .  En interprétant les cryptogrammes, Daniels aboutit au chiffre 67. Ayant appris que l’établissement ne compte officiellement que soixante-six détenus, il se demande s’il n’en existerait pas un soixante-septième…

Une tempête est annoncée, les fédéraux sont condamnés à demeurer sur l’île pour une durée indéterminée. Les protagonistes de ce huis clos lancinant et captivant vont dès lors évoluer dans une pénombre qui va se transformer en nuit menaçante.

Le psychiatre et ses collègues sont d’habiles manipulateurs. Après être passé par leurs mains, on ne sait plus très bien qui est sain d’esprit – ou même si quelqu’un l’est encore…

L’identité même des enquêteurs est mise en question par un jeu d’anagrammes révélateurs ; le passé se réécrit sous forme d’accusation de l’accusateur, qui se retrouve face à une identité qu’il récuse.

On se perd dans les méandres de ce thriller particulièrement bien ficelé, jusqu’à la révélation finale… qui provoque chez le lecteur l’envie de relire l’album dans la foulée.

Un dégradé de couleurs éteintes, soumises à un éclairage minimaliste, renforce l’atmosphère oppressante qui plane sur Shutter Island. Les dessins sont remarquables et participent eux-aussi à la réussite de cet album à (re)découvrir.

Jeanne Marcuse

To-day

Mitterrand Requiem

de Joël Callède (scénario et dessin) et Christian Favrelle (couleurs) – Ed. Le Lombard, 144 p., 17,95 €

Page 7Le 25 décembre 1994, un président amaigri, blême, adresse ses voeux aux Français. Il leur annonce que ce seront les derniers, mais que, croyant aux forces de l’esprit, il sait qu’il ne les quittera pas.

C’est sur cette allocution télévisée que s’ouvre Mitterrand Requiem.

L’auteur, rejeton de la  » génération Mitterrand « , avoue son ambivalence pour l’homme mais son admiration pour le mystique, le curieux des choses de l’au-delà.

Il faut lire la narration des derniers jours du vieux président comme un questionnement spirituel.

Nous voici dans un hôtel d’Assouan, en Haute-Egypte, François Mitterrand avoue à son médecin qu’il a l’orgueil de vouloir affronter la mort en face et que, bien que son corps l’abandonne, son esprit persiste à tenter de percer le grand mystère.

Au cours d’une sieste, Anubis, maître du monde souterrain et gardien des Enfers, se présente et propose de le guider le long du chemin qui mène au Tribunal divin.20160321-2Il devra d’abord se confronter aux jugements de ceux qu’il a choisi d’honorer au Panthéon le jour de son investiture. Jean Jaurès le socialiste et Jean Moulin le Résistant interpellent sa légitimité à vouloir les égaler. Puis, mis en présence de son double, le fringant et ambitieux jeune ministre de la IVème République, il lui faudra revisiter les épisodes les plus sombres de son passé : les décapités de la prison Barberousse en Algérie, sa période vichyssoise, son discours lors de la remise de la Francisque en 1935, les suicides qui ont émaillé ses deux septennats, jusqu’à son choix idéologique douteux.

bd-lombard-mitterrand-marianneÀ travers une série de songes, entrecoupés de scènes de la vie quotidienne partagée avec Anne Pingeot, Mazarine et le docteur Jean-Pierre Tarot ; de souvenirs à Latché avec Danielle Mitterrand ou de vues de la roche de Solutré mille fois gravie, Joël Callède dévoile la part d’ombre, niée, refoulée du grand homme. Il montre la cohabitation douloureuse du Sage et du monstre.

bd-lombard-mitterrand-cimetiere-franceDe retour en France, il reçoit à son chevet Marie de Hennezel, la psychologue clinicienne qui accompagne les mourants. Elle reprend, à sa manière, le discours d’Anubis : la mort est une naissance. Des rêves venus du plus profond de la psyché, surgit la part d’ombre que tout homme abrite en lui. L’accepter et l’intégrer est ce par quoi nous pouvons nous mettre au monde, avant de disparaître.
Alors, le vieil homme accueille le jeune, le Sage tend la main au monstre, Anubis clôt la scène : l’unité retrouvée entre ombre et lumière, permet au cœur du défunt de se trouver aussi léger dans la balance divine, que la plume de Maàt. C’est la seule clef qui ouvre la voie vers la demeure éternellemaat

Les dessins sont travaillés, ressemblants. De gros plans de visages ou de silhouettes, celles notamment de Mitterrand, d’Anubis, de Marianne, de Jaurès, créent un effet dramatique. L’alternance de plans larges, pour le parcours, avec des planches plus petites pour les scènes de chambre, illustre la profondeur du retrait qu’opèrent la maladie et l’approche de la mort. Les couleurs sont parfois sombres, avec des mauves, bruns, beiges, verts d’eau pour ce qui a trait à la maladie et au souvenir, et parfois claires pour les paysages de l’Egypte ou des régions de France.  On retrouve toutes les tonalités de la gamme chromatique égyptienne.

L’album se referme sur des images télévisées tournées à Jarnac, que certains ont encore en tête : Danielle Mitterrand qu’entourent ses deux fils, Mazarine et Anne Pingeot pleurant côte à côte face au cercueil.

Nicole Cortesi-Grou

Voir aussi Mitterrand, un jeune homme de droite

To-day

Saint-Exupéry

Aeropostale T04 - C1C4.inddde Christophe Bec (scénario), Patrick Dumas (dessin), Digikore Studios Ltd (couleurs) – Ed. Soleil, 52 p., 14,95 € – Visuels © Éditions Soleil, 2016 – Bec, Dumas

Quatrième et dernier volet d’une série intitulée L’Aéropostale – Des pilotes de légende*. Elle relate le parcours de pilotes d’exception qui marquèrent l’histoire de la Compagnie aérienne française, créée à la fin de la Grande Guerre.

 

Aeropostale T4.inddLa première planche montre le P 38 que pilotait Antoine de Saint-Exupéry (1900-1944) au fond de l’océan. A-t-il  subi une avarie ? A-t-il été abattu par un tir ennemi ?  Christophe Bec ne date pas l’épisode et les circonstances exactes de la mort de Saint-Ex n’ont jamais été établies.

Il tente de se dégager du câble qui le relie à l’avion et voit sa vie défiler.

Le fils du Comte Jean-Marie de Saint-Exupéry a une douzaine d’années, c’est un enfant rêveur, romanesque, curieux de tout. Il s’intéresse aux arts, à l’hypnotisme, tente des expériences. Mais il est avant tout attiré par l’aérodrome situé à proximité du château familial. Il « convainc » un instructeur que sa mère l’a autorisé à faire son baptême de l’air. Une vocation est née, déclare ce dernier à leur retour. Ce premier contact avec le firmament sera rapidement suivi d’un vol d’initiation, avec cette fois Saint-Ex aux commandes.

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Aeropostale T4.inddLe temps du service militaire venu, Antoine décide de lui-même de prendre des cours de pilotage. Dès lors sa vie sera essentiellement  dévolue à l’aéronautique et à l’écriture. La composition littéraire et journalistique étant pour lui indissociable de ses choix professionnels : missions au service de L’Aéropostale puis de l’Armée de l’Air, qui seront au coeur de ses romans autobiographiques.

Aeropostale T4.inddPourquoi dans ce cas a-t-on le sentiment que ses écrits, imprégnés de valeurs de solidarité et de fraternité qui marquèrent chaque instant de sa vie de pilote écrivain, servent si peu de support au scénario de la BD ? Les épisodes, connus pour la plupart, se succèdent sans qu’on soit atteint par le souffle épique qui traverse toute l’oeuvre de celui qui mettait une majuscule au mot Camarade et qui a écrit : Fais de ta vie un rêve, et d’un rêve une réalité.

Anne Calmat

  • Dans la même collection : Henri Guillaumet, Jean Mermoz, Paul Vachet

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Pelote dans la fumée (T. 1 & 2)

pelote10de Miroslav Sekulić-Struja – Ed. Actes Sud BD, 128 p. 19,50 € ch. volume

L’auteur est né en 1976 à Rijeka en Croatie, dans cette ex-Yougoslavie bouleversée par la guerre. De son enfance ballottée et difficile, il parle peu, mais dans ces deux albums, on saisit des bribes de ce qu’il a vu et ressenti : une humanité fracassée, des ruines, un monde qui s’effondre, et au milieu de tout cela, un enfant parmi d’autres qui cherche une place dans un environnement instable et inhospitalier.
Deux albums, dont le premier tome, paru en 2013, a été salué par la critique à Angoulême. Quatre saisons : été, automne pour le premier, hiver, printemps pour le second.ote

Miroslav Sekulić-Struja est un créateur d’univers qui nous embarque dans un beau et terrible voyage.
Terrible parce qu’Ibro, cet enfant solitaire qu’on surnomme Pelote – toujours enfermé dans son monde compliqué et impénétrable – , et qu’on découvre pieds dans l’eau et cigarette au bec, vit dans un orphelinat où les enfants sont souvent livrés à eux-mêmes et aux bandes rivales qui leur administrent des raclées périodiques et homériques : bastons croquées comme des chorégraphies.
DSCN3335Pelote sniffe de la colle et se perd dans ses pensées.
On ne sait trop où on est, mais on sent que le paysage a été dévasté et que la débrouille et la misère ne sont jamais loin. Petits trafiquants, malfrats, prostituées felliniennes aux seins et aux fesses gigantesques, baraques qui s’effondrent, planches éparses, chiens errants, détritus… Et en même temps, la plage, surplombée par des usines, où les gens viennent malgré tout trouver quelque répit dans la chaleur de l’été.

sekuli10Et beau, parce que Sekulić est un grand dessinateur, un grand coloriste, et que ce fou de peinture et de peintres reconstruit des architectures imaginaires où Escher et Piranèse se côtoient.

Beau, parce qu’il peint des visages et des corps en pensant au cinéma italien des années d’après-guerre, à Grocz, à Bosch ou au peintre russe Ilya Repin, ainsi qu’il le dit dans une interview.

Beau, parce que dans ce monde d’apocalypse, le rêve est toujours là, et que Pelote parvient à des échappées lumineuses lorsqu’un cirque passe ou qu’une femme l’accueille entre ses seins.

Et même lorsque le sang coule, Sekulić prend de la hauteur : plongées vertigineuses sur les corps étendus et colorés, distance onirique. Sa force, outre son graphisme puissant et coloré, c’est de passer sans transition de la réalité la plus féroce à des escapades dans des contrées chimériques. Nous pénétrons le mental de Pelote, nous voguons avec lui vers d’autres rivages.
UnPelote a un copain, Bourdon, un costaud qui en a bavé et défend à présent les plus faibles, dans cet orphelinat qui n’est pas un bagne mais où l’on doit lutter pour tout. Lorsqu’ils sortent, les gamins vivent de rapines.
Il a une famille : une mère qui trime comme une bête de somme dans la maison qui prend l’eau, et se débat contre la misère et l’alcoolisme de son musicien de mari, une petite sœur, Sandale, qu’une paire de chaussures fait voyager dans l’imaginaire, un éducateur désabusé mais qui tient bon. Tout un petit monde auquel on s’attache.
Nous retrouverons au fil du récit son père, au regard lointain, noyé par l’alcool, et sa mère, qui veut croire en une autre vie.

Pelote dans la fumée s’inscrit sous le signe du cycle des saisons, mais on ne sait pas toujours où cela commence, pas plus qu’où cela s’arrête. Il ne faut pas, l’auteur le dit lui-même, chercher le réalisme ou des souvenirs précis dans ce récit en deux parties.
UnknownL’artiste croate peint à la gouache, son trait est puissant. Il écrit pour que la laideur du monde se mue en autre chose, ouvre à d’autres dimensions, dans la fraternelle présence des grands maîtres ou des écrivains qu’il admire.
Il continue à peindre des fresques, vend des tableaux, mais il semble que la BD soit son objectif premier, et il a bien raison.

Danielle Trotzky

 

 

 

Bienvenue à Calais

Bienvenue à Calais – Les raisons de la colère – Ed. Actes Sud, 4,90 €

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En février 2016, les éditions Actes Sud ont fait paraitre un petit ouvrage dont le titre n est pas dépourvu d’une ironie amère.

Les auteurs, Marie-Françoise Colombani (éditorialiste à Elle) et Damien Roudeau (dessinateur) ont donné des visages à tous ces oubliés, ces abandonnés, cette humanité souffrante dont on ne parle qu’en terme de problème, de question, et dont on envisage de se débarrasser au plus vite dans de honteuses tractations internationales.

En attendant, ils sont là,  population mouvante, changeante, animée par le rêve illusoire de gagner l’Angleterre, et sous prétexte qu’ils ne font que passer, on les oublie, on les abandonne à des conditions dégradantes, à la promiscuité, à la violence, aux viols, à la prostitution pour deux euros, à la pluie et à la boue.

Nous savons tout cela du fond de nos maisons bien chauffées, nous trouvons révoltant le sort qui leur est fait, nous signons des pétitions, essayons d’infléchir la politique inhumaine d’un gouvernement qui se dit de gauche.

Colombani et Roudeau ont redonné à ces gens une épaisseur de vie, une histoire, dans un petit livre fraternel d’une cinquantaine de pages, remarquablement fait, aux textes précis et aux dessins délicats. La parole est rendue à ces gens qui ont déjà vécu l’horreur avant d’arriver à Calais, et qui sont en train d’y perdre l’espoir. Ils nous rendent proches les migrants, mais aussi ces bénévoles, ces travailleurs sociaux qui sont souvent seuls dans leur combat quotidien et nous rappellent à l’élémentaire humanité.

Merci à Actes Sud pour ce remarquable travail éditorial, très soigné. Il n’est pas inutile de préciser que les bénéfices et droits d’auteurs sont intégralement reversés à l’association  « L’auberge des migrants » qui œuvre à Calais.

Danielle Trotzky

To-day

 

 

L’étrange

étrangede Jérôme Ruillier (scénario et dessin) – Ed. L’Agrume, 168 p., 20 € –

Après Les Mohamed où Jérôme Ruillier nous faisait (re)découvrir l’histoire de l’immigration maghrébine à travers des témoignages qui rendaient compte de la quête d’identité et des effets au quotidien du racisme, voici celle d’un homme qui a quitté sa terre natale dans l’espoir d’une vie meilleure.

L’auteur l’a représenté sous les traits d’un ours. Un gros ours qui semble en permanence accablé par le poids d’une vie sur laquelle il n’a plus aucune prise. Il ne parle pas la langue du pays, il est sans papiers, son apparence et sa tenue vestimentaire dérangent. Il est ce qu’on appelle « un étrange ».ETRANGE2Comme dans la tragédie grecque, un chœur commente les faits et gestes de cet être crédule et vulnérable, dont nous connaitrons ni le nom ni le pays d’origine. Il est, pour l’essentiel, composé du Major chargé de veiller au respect des quotas de reconductions à la frontière des étrangers illégaux (il finira par douter du bien-fondé de sa fonction), du Réseau d’entraide aux réfugiés, du gardien de la Jungle (le patriarche) et d’une corneille perspicace au grand coeur. « Il pensait qu’il avait fait le plus dur, qu’il avait réussi. En réalité, c’est une autre vie qui commençait, mais pas celle dont il avait rêvé. C’est à cet instant que je me suis attachée à lui ».

Chaque chapitre est précédé d’une citation facilement identifiable : « Vous en avez assez de cette bande de racailles ? Eh bien, je vais vous en débarrasser. » « Ces populations ont des modes de vie extrêmement différents des nôtres. Donc cela veut dire que les étrangers ont vocation à retourner dans leur pays. » ETRANGEPostée aux premières loges, la corneille assiste impuissante au combat sans cesse renouvelé du pot de terre contre le pot de fer. L’isolement, l’impossibilité de s’exprimer, la peur, le racisme, et pour finir, la délation auront raison du mirage « France terre d’accueil » qui avait conduit cet homme à quitter son « patelin ». Bientôt il fera venir sa famille. Quel mal y a-t-il à le dénoncer ? La loi l’autorise, a décrété sa voisine de palier. 

Puis il y aura le Réseau et ses bénévoles, les portes qui s’ouvrent, les mains qui se tendent, mais aussi celles qui se dérobent et deviennent menaçantes. Le précipice et le retour à la case départ seront évités de justesse, mais pour combien de temps ?

Une « fiction » tout lectorat d’une grande profondeur et d’une force narrative et graphique absolues.

Anne Calmat

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À lire également :

Les Mohamed de Jérôme Ruillier

Ed. Sarbacane, 2011

 

 

 

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Alpha, Abidjan – Gare du Nord de Bessora et Barroux – Ed. Gallimard, 2014

(extrait de l’article) Alpha Coulibaly, dont le nom signifie « sans pirogue », a remis les clés de son ébénisterie et de son appartement à un réseau de passeurs, en échange d’un aller simple pour Paris où sa femme et son fils doivent l’attendre. Il sait qu’il lui faudra beaucoup de chance et de détermination pour atteindre son but. Il n’ignore pas non plus que le voyage sera long, périlleux, entrecoupé de haltes dans les ghettos pour clandestins, le temps de « se remplumer les poches » pour satisfaire aux exigences de tous les margoulins qui s’engageront à le mener à bon port.
S’il le faut, il se fera passeur lui aussi, « mais honnêtement ! ».
Et quand, après dix-huit mois d’épreuves, Alpha aperçoit enfin les côtes des Canaries, lui qui sait à peine nager monte à bord de la pirogue bondée qui va le conduire vers son destin.
L’épilogue de ce récit, magnifiquement illustré de dessins qui ne sont pas sans rappeler l’Art singulier d’un Len Jessome, nous laisse interdits. Alpha est-il réel ou bien le symbole de tous les sans-papiers qui hantent nos villes en quête de régularisation ?
A.C. (in Témoignage Chrétien, 2014)

 

 

 

Plutôt plus tard

Numériser 1de Jean-Claude Denis (scénario et dessin) – Ed. Futuropolis, 64 p., 14 €

Le temps ne serait-il qu’une construction de notre mental ? Question à la fois philosophique et physique, qu’aborde de manière plaisante cette bande dessinée.
Depuis Wells et sa Machine à remonter le temps, la littérature, le cinéma et les arts graphiques se sont emparés de ce fantasme : retourner dans le passé avec tout ce que nous savons du présent.

Luc Leroi, le héros de l’histoire, est une vieille connaissance, puisqu’on le rencontre déjà en 1980 dans la revue À suivre. Depuis, Jean-Claude Denis l’a embarqué dans de nombreuses aventures, souvent à son corps défendant. Car il est plutôt tranquille ce petit bonhomme roux et mal peigné, qui s’habille sans se soucier de la mode et roule dans une Vespa 400, authentique modèle de 1957.plutot_plus_tard-2_telplutot_plus_tard-1_tel

L’histoire (si elle a un début…) commence de nos jours. Alinéa, l’amoureuse tahitienne de Luc,  s’apprête à regagner la Polynésie, parce qu’à Paris, il fait gris et froid, qu’ils ne voient personne et mangent des pâtes tous les jours. Luc aurait bien envie de la suivre…
Pour la consoler un peu, il lui fait visiter le musée d’Orsay et admire avec elle les toiles de Paul Gauguin. Voici donc le peintre qui fait son entrée dans ce roman graphique. Mais les tableaux ne suffisent pas et Alinéa a le mal du pays. L’antique voiture est vendue pour payer le voyage, ils arrivent à Tahiti, dans l’accueillante famille de la jeune femme, pour une douzaine de jours.

C’est au retour que l’histoire prend une tout autre orientation : Luc, veste sans âge à parements de velours sur le dos, ukulélé en main, se trouve projeté en plein 19eplutot_plus_tard-3_telplutot_plus_tard-4_tel siècle.

Il va rencontrer Paul Gauguin et ses amis, ce qui permet au lecteur de faire une plongée dans le Paris des rapins miséreux, des cabarets où personne ne veut acheter un Van Gogh, et où Gauguin, ne voyant pas d’issue pour ses toiles (le musée du Luxembourg vient de lui refuser un tableau, qu’il avait pourtant offert ! ) est contraint de les racheter. Il décide alors de retourner vivre à Tahiti. On croise d’autres célébrités de l’époque, dont Paco Durrio, sculpteur et dessinateur, ami du peintre.

Très bien documenté, l’auteur joue aussi avec des clins d’œil aux lecteurs de tous âges : une lointaine allusion au mythique Bons baisers de Partout de Pierre Dac et à l’un des faux Gauguin peints sur l’île, signé Guerelasse, qui a pour titre Plutôt plus tard (en maori)…

Souvenirs, souvenirs aussi, avec ce saut dans les années 50 ou 60, quand Orsay n’était encore qu’une gare.

Comment Luc Leroi a-t-il été projeté dans le Paris de la fin du 19e ? Va-t-il retrouver Alinéa ? C’est ce que l’auteur nous invite à découvrir.

Luc Leroi, ce monsieur Tout-le-monde, juste un peu différent en ce qu’il est attiré par les objets du passé, traverse toutes ces péripéties avec bonhommie.
Jean-Claude Denis a un talent étendu, il est également l’auteur de Zone Blanche, roman graphique assez sombre qui évoque la question de l’électro-sensibilité dans un thriller passionnant. Ici, le ton est beaucoup plus léger, le dessin est simple et la facture générale, classique. On se laisse prendre à cette intrigue improbable, qui nous permet de revisiter l’œuvre de Gauguin et de la replacer dans son contexte de luttes entre académisme et modernité.

D.T.

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Zone blanche – Grand Prix 2012 du Festival d’Angoulême

 

 

To-day

L’Esprit rouge (suivi de) Le Grand Combat

artaud1de Maximilien Le Roy (scénario) et Zéphyr (dessin) – Ed. Futuropolis, 160 p., 21,90 €

Janvier 1944, Antonin Artaud (1896-1948) est interné depuis un an à l’hôpital de Rodez, après plusieurs séjours dans différents établissements psychiatriques. Entre deux séances d’électro-chocs, il réécrit quelques chapitres des Tarahumaras (l’ouvrage sera publié l’année suivante). L’époque où les femmes se seraient damnées pour un regard de cet homme fiévreux, sombre et exalté, qui s’était illustré dans les films de Carl Dreyer, Abel Gance, etc., est bel et bien révolue. Il a quarante-huit ans et en paraît soixante-dix (photographie ci-dessus).

esprit_rouge_l_-2_webArtaud écrit et dessine sur les murs de sa chambre monacale des fresques enchevêtrées, sombres et morbides. Il se revoit à bord du paquebot qui l’emportait huit ans plus tôt vers le Mexique.

Il fait une escale à La Havane, où un « sorcier », fils d’esclaves, lui offre une petite  épée, à laquelle il fera allusion la même année dans Les Nouvelles révélations de l’Être.ESPRIT-ROUGE-2planche

Tu en auras plus besoin que moi à l’avenir, ne la perds jamais, lui dit l’homme.

page46image384Le voilà maintenant à Veracruz, puis à Mexico. Un journaliste lui propose de faire, pour le quotidien El Nacional, une série d’articles à teneur politique sur son ressenti du Mexique. Ce n’est pas la culture européenne que je suis venu chercher ici, mais la civilisation originelle mexicaine, lui précise Artaud, pour qui l’Europe est symbole de décadence.

Vous fantasmez lui répond son interlocuteur.

Artaud découvre en effet une tout autre réalité du pays : celle de la condition qui est faite au peuple indien, dont il loue la Culture et les immenses potentialités. Depuis la Révolution, l’Indien a cessé d’être un paria, mais c’est tout (…) On continue même à le prendre pour un sauvage (…) On veut l’élever à la notion occidentale de la culture…
Le théoricien du Théâtre de la cruauté est également invité à faire trois conférences à l’Université de Mexico, dont l’une s’intitulera Surréalisme et Révolution.

36887477xdESPRIT-ROUGE-1planchePuis Artaud se rend à cheval sur les terres de la sierra mexicaine, gorgées du sang des victimes de la Conquête, pour y rencontrer les Tarahumaras et atteindre au secret des principes qui régissent la vie et la mort. Le pays des Indiens Tarahumaras est plein de signes, de formes, d’effigies naturelles qui ne semblent point nées du hasard, comme si les dieux que l’on sent partout ici, avaient voulu signifier leurs pouvoirs dans ces étranges signatures, écrira-t-il plus tard.

Il y trouvera un substitut au laudanum, que son organisme réclame de plus en plus douloureusement. Le peyotl, drogue sacrée hallucinogène, deviendra un temps son nouveau paradis artificiel.

À Rodez, les phases d’écriture et de dessin sont ponctuées par les visites régulières du docteur Ferdière, adepte de l’art-thérapie. Le médecin l’a fait transférer dans son unité psychiatrique, où les conditions de détention sont meilleures et semblent marquer un coup d’arrêt dans la dégradation psychique de l’écrivain. Mais bien que le temps soit venu pour Artaud de recouvrer un semblant de liberté avant de mourir pour la seconde fois (à moins que ce ne soit pour la troisième), on pressent que la quête de vérité qui a irrigué toute son oeuvre, sera bientôt relayée par d’autres.

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Les dessins couleurs ocre ou pourpre de Zéphir, souvent proches des arts primitifs, illustrent parfaitement le cheminement de cet être insurrectionnel, en lutte permanente avec les obsessions, les angoisses et le mal qui l’ont habité depuis son enfance.

Anne Calmat172full

 

 

Antonin Artaud, 1930

 

9782754810418À lire également : 

Le Grand Combat de Zéphyr – Ed. Futuropolis

Le vieux Noé passe ses journées à construire ce qu’il appelle sa  « cité en évolution« , à sculpter et à confier ses pensées aux arbres, aux ruisseaux et aux vents qui balaient la forêt de Fontainebleau. Il est presque devenu une légende locale et chacun le respecte. D’où vient-il ? De quoi vit-il ? Nul ne le sait.

mep_grand_combat_3_webLes gamins s’amusent parfois à le provoquer en dessinant une femme nue sur son «mur à paroles». Peine perdue, Noé s’extasie sur leur talent et les encourage à poursuivre dans cette voie. Pourtant, il sait aussi protéger les lieux des intrus qui s’apprêtent à troubler leur quiétude. À l’image de son héros, cette bande dessinée est économe en paroles, mais d’une créativité flamboyante. Chaque planche est une œuvre d’art. On y découvre des fresques à mi-chemin entre fauvisme et peintures rupestres, mais aussi des statues proches de l’art brut et de l’art africain.

A.C. (in Témoignage Chrétien, mars 2014)

 

Au cœur de Fukushima

au_coeur_de_fukushima_3– Journal d’un travailleur dans la centrale nucléaire 1F de Kasuto Tatsuta (scénario et dessin) – Ed. Kana, 192 p., 12,70 € (T. 1/2)

Le prologue s’ouvre sur cette injonction :  Soyez prudents !

Nous nous retrouvons devant un bâtiment destiné à l’origine aux footballeurs locaux, que la compagnie d’électricité Tepco avait offert à la circonscription avant la catastrophe. Il sert aujourd’hui de centre de liaison pour les travailleurs de la centrale.

Nous sommes à Fukushima en 2012, parmi ceux qui viennent œuvrer à la décontamination du complexe atomique.

imagesKasuto Tatsuta, ouvrier pendant six mois sur ce site ravagé par un tremblement de terre suivi d’un tsunami en 2011, nous propose un témoignage de première main, précis, circonstancié, rigoureux, qui va conduire le lecteur à partager toutes les étapes de cette aventure peu banale.

Ainsi, nous suivons les difficultés du recrutement, compliqué par la bataille des sous-traitants, chacun cherchant à emporter le contrat.839722

Après les péripéties de l’attente d’embauche, nous passons par les premiers travaux périphériques qui précèdent l’entrée dans le cœur de la centrale 1 F. Nous croisons des travailleurs motivés par les salaires mais aussi par le sens du devoir, qui s’organisent en colocation, se distraient avec des jeux d’argent, se montrent solidaires dans ces conditions extrêmes. Nous visitons le site, grâce à des plans, des schémas, des dessins détaillés. Nous découvrons les équipements, les règles, l’intendance. Nous partageons les tracas, qui vont de la peur de la première fois aux démangeaisons irrépressibles, du coup de chaleur à l’épuisement total. Nous entrons dans l’intimité quotidienne des ouvriers, jusqu’à cet usage des toilettes qui, sans eau courante, se révèle problématique.

Au hasard des déplacements – visions de fin du monde – nous voyons défiler des pans de paysages d’une région à l’abandon, où s’ébattent des animaux retournés à l’état sauvage.
Le message de l’auteur contredit le discours des médias : oui, des choses se font à Fukushima, qui échapperont à chacun des individus que leur taux de radiations finira par éloigner, mais leur travail de fourmi, ni vain, ni insensé, est révélateur de courage et source de fierté.

Le noir et blanc sied parfaitement au sentiment de danger latent présent à chacune des pages. Les dessins au crayon, nets, fouillés, éloquents, s’accordent avec la forme  » documentaire  » de la BD. La variabilité des prises de vue suscite l’impression de découverte, comme le ferait un reportage photographique. L’alternance de plans resserrés et larges crée une dynamique propre au mouvement du parcours que nous sommes invités à effectuer.
L’ensemble exerce une fascination qui amène la question inquiète : avec quoi jouons-nous ?

Nicole Cortesi-Grou

To-day