L’Inversion de la courbe des sentiments

mep_inversion_de_la_courbe_l_-3_tel de Jean-Philippe Peyraud (scénario et dessin) – Ed. Futuropolis – Visuels © futuropolis

On se croirait presque dans un vaudeville, avec portes qui claquent, quiproquos, évanouissements, filatures et fausses pistes.

Le synopsis ? Un homme, Robinson, tente de quitter, chaussures à la main, l’appartement de la jeune femme qu’il a « pêcho » sur un site de rencontres – à moins que ce ne soit l’inverse.  Mais cette dernière se réveille…mep_inversion_de_la_courbe_l_-6_telOn le retrouve quelques planches plus loin en bas de chez lui, un sac de croissants à la main, au moment où sa copine lui apprend qu’elle le quitte. Puis c’est au tour de son propre père de débouler dans le vidéo-club qu’il tient avec son copain Mano : sa femme vient de le foutre à la porte.

mep_inversion_de_la_courbe_l_-7_telAjoutez à cela deux jeunes adultes à la recherche de leur géniteur (Robinson ?) et un braqueur amoureux particulièrement attentionné, et vous aurez une petite idée de ce qu’il se passe dans cette histoire romantico-cruelle, dans laquelle une douzaine de personnages vont se croiser, s’enlacer, se quitter, s’affronter.

L’action est menée tambour-battant, le scénario est précis comme une montre suisse, tout s’emboîte à merveille. Pour rester dans le parallèle du début avec un vaudeville, on n’est jamais très loin du tragi-comique de vérité des géniaux Labiche et Feydeau.

Anne Calmat

To-day

Mauvais genre

mde Chloé Cruchaudet (scénario, dessin, couleur) – Ed. Delcourt (En librairie le 26 mai) –

Gros coup de coeur pour cet album, qui vient tout juste d’être réédité. Très beau graphisme, mise en couleur impeccable, scénario hors du commun.

Nous sommes en 1915. Paul est parti sur le front, juste après son mariage avec Louise. Blessé, il choisit de s’enfuir de l’hôpital et de déserter, plutôt que devoir retourner sur le champ de bataille. Evidemment, il lui faut se cacher.

Les mois passent, Paul s’ennuie ferme et a un peu tendance à forcer sur la bouteille.

mauvais-genre_2Une nuit, ne supportant plus d’être enfermé, il endosse la robe de sa femme et sort dans la rue, travesti. Etrange sentiment de liberté, impression de revivre. Paul va très vite prendre goût à ces escapades, perfectionner son déguisement et se travestir complètement.mauvais-genre_1

Pendant une dizaine d’années (jusqu’à l’amnistie des déserteurs), Louise et Paul vont vivre au grand jour sous l’identité de Louise et Suzanne, deux « copines » qui travaillent et habitent ensemble. Cette situation quelque peu particulière va forcément perturber l’identité du couple, la personnalité de Paul/Suzanne, et sa sexualité.mauvais-genre_3 Le retour « à la normale », une fois l’amnistie prononcée, aura des conséquences tragiques.

Inspiré d’une histoire réelle, relatée par Fabrice Virgili et Danièle Voldman sous le titre La garçonne et l’assassin (Payot 2011), Mauvais Genre est une oeuvre très forte qui devrait enthousiasmer bon nombre d’amateurs de romans graphiques.

Yves Martin

  • En 2014 : Prix du public Cultura du Festival d’Angoulême, Grand Prix de la Critique ACBD, Prix du magazine Lire de la Meilleure bande dessinée, Prix Landernau BD.

160 p., 18.95 €

To-day

 

 

Vater und Sohn – Père et Fils

Couv_250420de Erich Ohser, dit E.O Plauen – Ed. Warum (Intégrale, 2015) – Fauve d’Angoulême 2016

Dans les années 30, en Allemagne, un  dessinateur-scénariste a fait œuvre.

N’ayant pu s’inscrire à la chambre professionnelle des dessinateurs, Ohser, virulent caricaturiste anti-nazi, prend le nom de E.O Plauen (ville de Saxe d’où venait son père) et publie dans l’Illustrierte Zeitung ses dessins, qui remportent un vif succès de 34 à 37.
Rançon de sa notoriété, Ohser est « invité » à collaborer à l’hebdomadaire nazi Das Reich. Il ne peut se soustraire mais cela finira mal pour lui.
Dénoncé pour propos défaitistes, arrêté par la Gestapo, il se pendra dans sa cellule en 1944 à la veille d’un procès dont l’issue ne faisait aucun doute.

Les Editions Warum ont eu l’excellente idée de publier ces planches, le plus souvent muettes, titrées lorsqu’il le faut, afin de nous faire découvrir cette œuvre pleine de tendresse et de drôlerie, mais aussi d’une fine subversion propre à braver la censure.VaterUndSohn-MEP011

C’est merveille de découvrir ce père rondouillard et affectueux, mais aussi, tricheur et de mauvaise foi, et son fils espiègle, très sensible et finaud.

Dans cette Allemagne rongée par la peste brune, Ohser nous donne à voir une éducation proprement libertaire où père et fils font ensemble des bêtises et transgressent les interdits. C’est l’anti Struwwelpeter *, ce livre terrifiant qui se voulait « amusant » de Heinrich Hoffmann, publié en 1844 : morale castratrice, images parfois cauchemardesques pour les petits Allemands qui en furent abreuvés…
On penserait plutôt au Chaplin du Kid, tant la tendresse entre le père et son fils est immense et bouleversante, lorsque l’on songe au destin du dessinateur.
On a beaucoup écrit sur la force subversive de ses dessins.
Pendant le nazisme, il fallait lire entre les lignes, Ohser a l’intelligence de ne pas ajouter de texte à ses planches, ou quasiment pas, ainsi l’interprétation reste ouverte.VaterUndSohn-MEP012
Chaque épisode est une petite fable. Ici, lorsque le gamin est puni pour le devoir que son père a fait à sa place, c’est ce dernier qui reçoit la fessée. Là, le père fait tellement le pitre pour que son fils accepte d’aller chez le coiffeur que le gamin, tordu de rire, en ressort avec le crâne à moitié rasé.
Plus loin, les poissons décrètent la grève pour cause de surpêche : Stop, on arrête l’hécatombe ! Comprenne qui voudra.

Pour aider son fils à grandir, le père est prêt à tout : se coucher à ses côtés lorsque le môme fait des cauchemars ; transformer le vieux cheval en coursier fabuleux ; flanquer une rouste au braqueur de banque qui a renversé l’enfant sur son chemin. Là encore, on pense à Chaplin, prêt à en découdre pour protéger son rejeton, souvent face à de grands costauds mous du bulbe…VaterUndSohn-MEP008
Les animaux tiennent une place importante. Bichonnés, protégés par le père et le fils, ils peuvent parfois devenir métaphoriques, comme ce petit poisson élevé en bocal qui finit par devenir baleine et fait exploser la demeure…

Les femmes sont peu présentes dans ce recueil, hormis de fugaces apparitions de fée ou de sirène. La mère est quasiment absente, si ce n’est comme figure d’autorité. Nous sommes dans un monde d’hommes.

page-plauen-3Le père donne beaucoup de fessées, mais le regrette aussitôt. Le fils résiste de multiples façons à cette éducation contradictoire. On le voit même plongé dans un ouvrage intitulé Eduquer sans punir.
Les disparités sociales ne sont pas absentes : laquais en livrée, dames de la haute société qui nourrissent les oiseaux de miettes de luxe dans les allées du parc…

Père et fils sont eux de l’autre côté de la barrière. Même lorsqu’ils font un héritage et deviennent riches, ils ne parviennent pas à se prendre au sérieux.
Beaucoup de scènes en miroir, le fils se faisant la tête du père et vice versa. Le père ne veut pas grandir, mais comment garder sa part d’enfance dans l’Allemagne nazie ?VaterUndSohn-MEP010

Plus on avance vers l’année 37, plus les récits filent vers la fiction. Père et fils deviennent riches, ils sont passés de l’autre côté des hauts murs.
Les derniers albums se font romans d’aventures.

Père et fils se sont échoués sur une île déserte où se croisent kangourous et castors, mais où l’on doit malgré tout faire parvenir, via une bouteille à la mer, un mot pour excuser l’absence du fils à l’école. La réponse revient, elle ne manque pas de sel…

C’est drôle et bouleversant, c’est un grand bonheur de lecture. On peut saluer le travail des traducteurs et rédacteurs des titres, qui souvent nous éclairent sur les petites histoires elliptiques…

Trois-cents pages d’amour fusionnel, mais aussi, subtilement, une résistance souterraine à l’oppression, une respiration.

Danielle Trotzky

300 p., 25 €

  • Edité en France sous le titre Pierre l’ébouriffé

Vater und Sohn

Das ist witzig und erschütternd, ein großes Lesevergnügen. Man muss den Übersetzern und Verfassern der Titel, die uns oft über die kleinen elliptischen Geschichten Aufschluss geben, fuer ihre ausgezeichnete Arbeit danken.
Dreihundert Seiten einer fusionnellen Liebe, aber auch, scharfsichtig und feinsinnig, ein unterirdischer Widerstand gegen die Unterdrückung, ein Aufatmen.

Heidemarie Sirguy

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Nouvelles du front d’un père moderne – Rules for Dating My Daughter

Nouvelles du front-cover.tifarton141-b9ab3 de Mike Dawson (EU) – Traduction Hélène Duhamel – Ed. çà et là –

© 2016 Éditions çà et là pour l’édition française –

Janvier 2014, dans le Kentucky.

L’auteur-narrateur et une amie évoquent la candidature du sénateur Rand Paul aux Primaires du Parti Républicain, (il y a renoncé en février dernier). Je crois qu’il se présente aux présidentielles, mais il est trop à gauche pour moi dit-elle. La conversation roule ensuite sur le présentateur ultra-réactionnaire d’une émission de télé-réalité qui bat des records d’audience depuis plusieurs années aux EU et dans différents pays : « Duck Dynasty« . Mais c’est une bonne personne, s’empresse d’ajouter la dame, qui s’attend probablement à une volée de bois vert de la part de son interlocuteur.

Ne pas dire ou penser des choses racistes, homophobes, misogynes (…) ne pas aller à l’église, être pour le mariage gay et contre les armes à feu, fait-il de vous une mauvaise personne ? se demande Mike.

De toute évidence, ces deux-là ne sont pas faits pour s’entendre sur le genre d’éducation à donner à leurs enfants. Mais face aux composantes politiques et religieuses qui impactent le monde d’aujourd’hui, l’auteur s’aperçoit qu’il n’est pas toujours facile d’être en accord avec ses convictions. Nouvelles-du-front-15

Pour le moment, pas de panique, son fils marche encore à quatre pattes et sa fille n’a que six ans. Malgré tout, que se passera-t-il lorsqu’elle en aura seize et que des petits branleurs d’ados se pointeront ? Dawson connaît la musique (et les paroles), on ne la lui fait pas, il est bien placé pour savoir ce qu’ils veulent vraiment. Un impératif : la protéger. J’ai une arme, je n’hésiterai pas à m’en servir, prévient-il.

Le ton est donné : derrière les dessins humoristiques, pleine page la plupart du temps, « se cache » un démocrate pur jus de la middle class américaine.

Plus loin, le choix de jouets et des programmes télé est à l’ordre du jour : les petites voitures pour les garçons, les robes de princesse pour les filles, ok, – encore que… –  mais comment réagir face aux histoires à dormir debout, made in Disney Channel, qui se résument à l’idée qu’une classe dirigeante, celle des princesses, est par définition bonne et bienveillante à l’égard d’une classe inférieure ? Tout faire pour que « sa petite princesse » accède un jour à la classe dominante et traite ses sujets avec bonté ou bien démonter l’arnaque et lui suggérer une autre alternative ?

Comment apprendre à ses enfants à faire la part des choses dans une société où chaque événement bénéficie du même matraquage médiatique, quelle qu’en soit l’importance ou la gravité ? Ou dans l’immédiat, comment tenir sa fille à distance de la télé et de l’Ipad…

Cette responsabilité vécue au quotidien amène l’auteur à réfléchir aux enjeux sociétaux et environnementaux auxquels ses propres enfants risquent d’être confrontés. Mine de rien, des mises en garde sont exprimées sans être assénées.Nouvelles-du-front-110

Et comme tout est lié, les saynètes qui s’enchaînent décrivent le quotidien de ce père au foyer (son épouse bosse à plein temps à l’extérieur), dessinateur free-lance de BD pour le net, qui doit se coltiner la gestion du temps, les pépins domestiques, les absences de la nounou, tout en tentant de rester au plus près de ce qu’il lui lui semble bon pour ses chères têtes blondes.

Cela donne une dizaine d’histoires courtes, écrites sur le mode carnet de bord, qui ont de bonnes chances de trouver un large écho auprès de leurs lecteurs.

Au début de la BD, Mike Dawson se demande si, malgré ses contradictions et ses insuffisances, il est a good person…

Sure guy !

A. C.
160 p., 16 €

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In Rules for Dating My Daughter, Mike Dawson uses visual storytelling to offer original, compelling, and funny commentary on fatherhood, gun rights, the gender of toys, and staying sane in a world where school shootings and Disney princesses get equal billing. Rules is the perfect guide to today’s vexing mediascape.

Mike Dawson is the author of three books : Freddie & Me,  Troop and Angie Bongiolatti. He lives in Fair Haven, New Jersey, with his wife and two children.

 

 

Mon père était boxeur

couve_pere_boxeur_telde Barbara Pellerin, Kris Vincent Bailly (dessin)  – Ed. Futuropolis (sortie le 26 mai)

Un boxeur harassé qui reprend son souffle entre les cordes, c’est la première image de ce roman graphique et autobiographique que Barbara Pellerin, dessinatrice, photographe et documentariste consacre à son père et à la relation souvent difficile, faite de silences et d’absences, qu’elle a entretenue avec lui.

L’histoire d’Hubert Pellerin c’est celle d’un jeune ouvrier, ancien espoir de la boxe – trois participations aux championnats de France, trois échecs – qui échappe sur le ring à la vie réglée de l’usine de Barentin où il travaille et où il a rencontré sa femme.
mep_pere_boxeur-4_telC’est le regard rétrospectif de la petite fille qui n’a jamais vu boxer son père et se souvient surtout des soirées difficiles, saturées d’alcool et de bagarres parentales, de sa peur, de celle de sa mère devant les accès incontrôlables de violence de cet homme.

Tous les souvenirs ne sont pas tragiques, mais l’histoire de Barbara et de son père est avant tout celle d’une rencontre ratée.mep_pere_boxeur-7_tel
Dans quelques très belles pages, elle fantasme un moment de solitude et de complicité dans les vestiaires désertés, entre la toute petite fille qu’elle fut et ce boxeur qui vient de perdre un combat. Liberté de scénariste, moment réparateur, même s’il n’a jamais eu lieu.
Pourtant, bien des années après, Barbara met ses pas dans ceux de son père, ouvrier, boxeur, représentant d’une maison de spiritueux, et pour finir, grand dépressif, souvent hospitalisé lorsque ses tourments psychiques deviennent insupportables.

Elle va tourner un film alors qu’il est encore en vie, sur les lieux où il s’entrainait, viendra ensuite cette BD qui complète le portrait délicat et nostalgique mais sans complaisance.
Hubert Pellerin était un homme de contrastes, amoureux romantique et grand cogneur, service militaire chez les paras et jeune père attendri.

Le trait ainsi que les couleurs avec une dominante de rouges, celui du sang des combats, de la colère à la maison, rendent compte de ces états discordants. Visage abimé, nez tordu, ecchymoses, il est souvent représenté ainsi.
La tentation suicidaire n’est jamais loin, particulièrement dans la dernière partie de sa vie. Il mourra en 2012 et ses obsèques donnent lieu à une très belle page où ses anciens amis du monde de la boxe l’accompagnent, gants rouges dressés vers le ciel.mep_pere_boxeur-6_telComment une petite fille perçoit-elle un père à la fois aimant mais aussi brutal ? Que comprend-elle du monde où il évolue ? Le trait est précis, le regard de l’enfant souvent poignant. Barbara a l’œil photographique, et son enfance dans cette région de Rouen, encore industrielle à l’époque, lui a donné une sensibilité au monde des ouvriers, des cités, des bistrots, des pavillons de banlieue. On peut d’ailleurs aller visiter son site qui en témoigne*.

Elle dit que la boxe est la métaphore des relations père-fille. Elle a loupé bien des rendez-vous avec lui, tout comme lui lorsqu’elle était enfant, mais le dernier, celui qu’elle lui donne dans ce roman graphique est une vraie réussite et un hommage à un homme attachant dans ses errements et son chemin singulier.     * www.barbarapellerin.com/

Danielle Trotzky 
80 p., 20 €

Visuels © Futuropolis, 2016

 

 

Shackleton l’Odyssée de l’Endurance (suivi de) Hommes à la mer

Après Taïpi un paradis cannibale, attardons-nous quelques instants sur ces poètes-voyageurs qui ont laissé une trace écrite de leurs pérégrinations sur toutes les mers du globe, ou sur ceux qui, voyageurs immobiles, nous ont fait rêver…

shackleton-couvShackleton L’Odyssée de l’Endurance – Texte et dessins Nick Bertozzi – Ed. Cambourakis (janv. 2015).

Janvier 1914. Le très obstiné Ernest Shackleton expose une nouvelle fois son projet devant les membres de la Royal Geographic Society : traverser l’Antarctique, pour ensuite rallier le pôle Sud à pied. Fadaises disent les uns. La troisième fois est toujours la bonne rétorquent les autres.124
Des fonds sont finalement levés et une équipe de vingt-huit hommes et trente-quatre chiens, constituée. Le 4 août 1914, l’Endurance est prêt à lever l’ancre.

Le trois-mats goélette se fraie à présent un chemin dans les eaux glacées de la mer de Weddell, mais rapidement l’épaisseur du pack se révèle plus importante que prévu. Ne pouvant résister à la pression de la glace qui enserre et broie ses flancs, le bâtiment s’immobilise. Commencent alors pour l’équipe, plus soudée que jamais, des mois d’attente dans la nuit australe. Le retour du soleil fera en partie fondre la glace… et irrémédiablement sombrer le navire. Matériel et vivres ont cependant échappé au naufrage, il est temps de charger les traîneaux et de se mettre en route. L’aventure ne fait que commencer, elle se poursuivra et entraînera le lecteur jusqu’à ce matin du 30 août 1916 où les naufragés seront embarqués à bord d’un navire chilien.

Entre-temps, que de moments intenses à découvrir au travers de ce récit captivant, illustré avec force détails par l’Américain Nick Bertozzi !

A.C.

128 p. 19 €

imagesC’est pas l’homme qui prend mer, c’est la mer qui prend l’homme

Hommes à la mer de Riff Reb’s (adaptation et dessins), Ed. Soleil (déc. 2014).

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Dernier opus d’une trilogie maritime débutée en 2009, l’album comprend cette fois huit adaptations de nouvelles et sept extraits de grands textes de la littérature classique. Parmi les auteurs, plusieurs ont eux-mêmes entretenu un rapport étroit et durable avec la navigation en haute mer : Jack London, Joseph Conrad, William Hope Hodgson, Pierre Mac Orlan…

Hommes_Planche_1Certains récits ont une tonalité à la fois fantastique et symboliste. Politique également. Ils parlent de galériens, de contrebandiers, de mercenaires, d’hommes d’hier et d’aujourd’hui, prêts à en découdre avec la terre entière pour survivre. Ils questionnent sur la nature de l’être humain et sur sa dualité.

Riff Reb’s a su restituer toute la profondeur des œuvres initiales et en traduire le lyrisme et la poésie. Le graphisme est nerveux, le trait, contrasté et précis. Un jeu subtil de couleurs presque monochromes marque chaque épisode d’un sceau particulier. Les doubles pages qui illustrent les extraits de textes frôlent la perfection. Ci-dessous, L’Odyssée (Homère).

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A.C.

116 p., 18 €

 

 

 

Taïpi un paradis cannibale

9782070665792[1]de Stéphane Melchior (scénario) et Benjamin Bachelier (dessin et couleurs) – D’après l’œuvre d’Herman Melville (1819-1891) – Ed. Gallimard BD

Révoltés par les conditions de vie à bord du baleinier la Doly, véritable bagne flottant, Tom et son ami Toby décident de déserter dès la prochaine escale. L’occasion se présente au large de l’archipel de Huka-Hiva, dans le Pacifique.

Les deux hommes s’enfoncent maintenant dans la jungle hostile ; ils savent qu’ils doivent éviter à tout prix la tribu des Taïpis, qui passent pour être cannibales, et rejoindre celle des Happas. Mais Tom se blesse à la jambe et ce sont finalement les Taïpis qui les recueillent. On est en 1841, les îles Marquises et Tahiti sont sur le point de passer officiellement sous protectorat français.Taipi_9_72dpi

L’atmosphère fraternelle et enjouée qui règne au sein de cette communauté égalitaire et la disponibilité des vahinés ont tôt fait de séduire et de rassurer Tom et Tony.Taipi_p49_72dpi

Cependant, ils vont peu à peu se sentir captifs et se demander ce que cachent les toutes attentions dont ils font l’objet. La capture d’un ennemi, suivie d’un repas lors duquel un cuissot est dévoré à belles dents, ajoutée à une découverte cauchemardesque (on ne peut exclure un abus de kava*) vont réactiver les soupçons de Tom. D’autant que Toby, parti à la recherche d’un médecin, n’est toujours pas revenu.Taipi_p72_72dpi

Dès lors, tout ce qui auparavant lui était apparu comme une réplique du jardin d’Eden, lui semble désormais infernal. Il  n’a plus qu’une idée, fausser compagnie à ceux qui pourtant le considèrent comme l’un des leurs…

L’adaptation par Stéphane Melchior du roman autobiographique de Melville, dont la vie et l’œuvre sont  marquées par l’océan, invite à une flânerie réflexive à la lisière du monde occidental et de celui qui est en train de disparaître sous le poids de la colonisation, et peut-être d’une évangélisation forcée.

Cette version graphique laisse au lecteur toute latitude de se faire sa propre opinion sur une possible part fantasmée de l’aventure qu’a vécue l’écrivain. Aucune longueur, le temps passe vite en compagnie de cette tribu, dont on partage les coutumes et parfois les secrets. Les dessins aux formes simples et aux couleurs chamarrées, comme le sont certaines étoffes exotiques, évoquent l’univers pictural de celui qui, quelques décennies plus tard, partira à la recherche du Paradis perdu : Paul Gauguin.

L’album se lit d’un trait, et c’est avec une certaine nostalgie qu’on le referme…après une initiation au langage taïpi dans les dernières pages.

Anne Calmat

  • Boisson enivrante extraite des racines du poivrier.

104 p., 29,90 €

 

La tête en l’air (suivi de) La Maison

tLa tête en l’air (Arrugas) de Paco Roca (scénario, dessin, couleurs ) – Ed. Delcourt.

Sorti en 2007 aux éditions Delcourt sous le titre Rides, l’album a été réédité en 2013 sous celui de La tête en l’air. Traduit en dix langues, il a reçu de nombreuses récompenses, en France comme à l’étranger, dont le Prix national de la bande dessinée à Barcelone en 2008. Il nous a paru opportun de lui redonner un coup de projecteur, à l’occasion de l’édition du nouvel opus de Paco Roca, La Maison.

Un père et son fils se querellent. Le premier, visage en lame de couteau, se croit toujours directeur de banque, cependant que le second tente de lui faire avaler son assiette de soupe, qu’il reçoit en pleine figure dans un accès de colère du vieil homme.
iOn saisit qu’Ernest a quelques problèmes, qui vont le conduire dans une maison de retraite médicalisée : il « perd la tête », selon l’euphémisme de rigueur qui désigne la maladie d’Alzheimer.
Paco Roca traite de manière sensible et réaliste la vie de ces personnes âgées dont le cerveau est peu à peu grignoté par cette atteinte qui efface tout à plus ou moins long terme.
roca3La vie à la maison de retraite est donnée à voir sans excès ni enjolivures. Ernest a encore des moments de lucidité et regarde autour de lui avec ironie et amertume. Emile, son voisin de chambre, vieux célibataire qui n’attend plus aucune visite, lui sert de guide et le prend en charge. Il le fait avec générosité, et l’on comprend aussi que ce geste a pour lui un aspect salvateur. Mais c’est en vain qu’ Emile va s’efforcer d’aider son ami à lutter contre l’invasion de la maladie, et face à sa propre impuissance, Ernest est parfois en colère.

Quand on est trop atteint, qu’on n’a pas pu répondre aux tests du médecin, on sait qu’on va être relégué au dernier étage, et que là-haut, ce n’est pas drôle. Sinon, au premier, on dort beaucoup : dans l’entrée, devant la télé, à la bibliothèque, et on attend l’heure des repas et la distribution de médicaments. De temps en temps, un cours de gym sur chaise et une sortie. Les journées sont uniformes, le temps est arrêté, rien d’étonnant à ce qu’on y perde ses repères.ri
Aussi Ernest, Emile le filou qui ne perd jamais une occasion de soustraire quelques euros aux autres pensionnaires et Adrienne, vont-ils, dans un ultime pied de nez romanesque, tenter une évasion. Une escapade qui donne à ce roman graphique une petite respiration, avant le plongeon inéluctable d’Ernest dans le monde du brouillard permanent, où le visage de l’autre s’efface à jamais.
La tête en l’air nous permet de mieux comprendre le processus de la maladie, et faute de nous rassurer, nous donne à voir malgré tout un reste d’humanité quand tout a fichu le camp.

112 p., 14,95 €

Danielle Trotzky

LA MAISON - C1C4.inddLa Maison ( La casa) de Paco Roca (scénario, dessin, couleurs ) – Ed. Delcourt (En librairie de 11 mai)

Un vieil homme referme derrière lui la porte de sa maison, nous comprendrons plus tard qu’il n’y reviendra pas. Quelques cases, une grande économie de moyens, un dernier regard sur ce qui fut son quotidien, des arbres, un pot de fleurs ébréché et un potager à l’abandon.

Sur les planches suivantes, son fils, un jeune écrivain et sa compagne pénètrent dans la maison vide, après la disparition du vieil homme. Des épisodes qui semblaient révolus resurgissent, et avec eux, les relations que le jeune homme entretenait avec son père. Flashbacks où l’on voyage dans un passé qui n’est pas si lointain.
Les frères et leur sœur enfin réunis se demandent finalement s’ils vont vendre cette demeure où leur père avait investi tant d’énergie, fait tant de projets, et qui porte les traces des étés de leur enfance.casa
Cette maison fut d’abord un lieu de vacances, rêve enfin accompli d’une famille modeste, ensuite, les parents y avaient pris leur retraite.

Là encore, avec sensibilité et délicatesse, Paco Roca amène ses personnages à prendre la mesure de cette vie qui s’est éteinte, de ce qu’est une existence au fond, si peu de choses, des traces fugaces, des objets démodés qui vont finir à la benne, des arbres qu’on plante et une tonnelle qui ne tient pas debout.
Il évoque aussi la vie de ce père, chauffeur, ouvrier, bricoleur infatigable, de ces hommes qui ne pouvaient jamais rester sans rien faire…
Et plus subtilement, apparaît en filigrane la place que chacun dans la fratrie a occupée auprès de ses parents, dans l’enfance et bien plus tard, au cours de leur vieillesse. Ceux qui avaient toujours autre chose à faire, qui se déclaraient trop pris par leur travail, par la distance, et ceux qui s’y collaient, qui faisaient face, qui étaient là lorsque le parent âgé est tombé malade, a perdu ses forces, ses moyens…
Tout cela sans acrimonie, sans ressentiment. Les pages défilent comme l’existence même, dont la maison du père est une belle métaphore.
Paco Roca, jeune dessinateur, montre dans ces deux albums une grande attention au troisième âge et nous dit que la vie est courte et qu’il nous appartient d’y tisser et d’y maintenir des liens avec ceux qui nous sont chers, même s’il nous semble que la maladie et le grand âge dévorent tout et que cela nous fait peur.

128 p., 16,95 €

D.T.

 

Le Comité

Couv_comitéde Thomas Azuélos (texte et dessin) – Ed. Cambourakis, 138 p., 20 € – D’après le roman de Sonallah Ibrahim (Actes Sud, 1993)

Le 6 octobre 1981, Anouar al-Sadat, prix Nobel de la Paix 1978, est assassiné devant des millions de téléspectateurs par des militaires appartenant à des groupuscules intégristes. Son vice-président, Hosni Moubarak, lui succède. Le 11 février 2011, ce dernier abandonne la présidence de l’Egypte.
Entre ces deux dates…
Dans une société où aucun fait et geste de ses membres ne passe inaperçu et où le pouvoir en place exige de la majorité silencieuse qu’elle le reste, Saïd le pâtissier a délibérément modifié la recette du gâteau que l’on sert traditionnellement pour commémorer la date anniversaire de la naissance du Prophète. Il attend maintenant la suite.comite-diapo_06

Le lieutenant de police Mish-Mish lui rend effectivement visite et lui fait une offre très lucrative. Si tu refuses, tu es cuit, prévient-il. Saïd accepte… à condition de rencontrer les membres du Comité. Mish-Mish fulmine : Tu es fou ! Tu te prends pour qui ? Ce pâtissier veut quelque chose qui n’existe pas. Qu’on l’amène de gré ou de force au commissariat. Mais dans l’intervalle, Saïd s’est volatilisé et le policier se retrouve avec un sérieux problème sur les bras : Trouvez-le, sinon on est foutus.

Dans les épisodes qui suivent, Saïd se présente sous différents traits : un fabricant d’étoffe de coton amoureux de son art, un fonctionnaire zélé, un courtier habile, etc. « On » lui propose invariablement d’accéder à un statut social supérieur, il accepte, à condition de…

Face à la fin de non recevoir qui lui est régulièrement opposée, il disparaît et se fond dans le paysage tourmenté d’une société livrée à l’emprise religieuse, aux inégalités, à la censure et à la corruption.comite-diapo_14

Vingt années ont passé depuis l’accession au pouvoir de Moubarak, Saïd symbolise cette fois tous les laissés-pour-compte de ce régime déliquescent. Il est sans abri et traîne derrière lui toute une flopée de délits. Mish-Mash menace de le mettre en prison s’il ne lui verse pas un bakchich. Je suis prêt à t’avouer tout ce que tu veux, et par là-même à assurer ta promotion, à condition

Même demande même refus, Saïd disparaît une fois de plus.
comite-diapo_09Ce ne sera pas son dernier pied de nez au représentant de la loi et aux instances dirigeantes.

La seconde partie de l’album, de loin la plus longue et la plus touffue, est dévolue à ce qui est en germe dans le pays et ne va pas tarder à éclore : le soulèvement de son peuple – avec un bel hommage de Thomas Azuélos au courage et à la détermination de toutes ces femmes qui se sont battues pour qu’une place leur soit enfin accordée.

On est maintenant en avril 2010, les acteurs du « Printemps égyptien » s’apprêtent à poser la première pierre de l’édification d’un monde plus égalitaire. Ce qui avait été refusé à Saïd le pâtissier ou à Saïd le va-nu-pieds va être accordé à Saïd l’ingénieur-syndicaliste. Avec en prime, l’apparition de « l’éminence grise » du Comité : le tout-puissant et insubmersible « Docteur », entité mystérieuse et inquiétante.comite-diapo_16

Le scénario de ce thriller labyrinthique fonctionne parfaitement, avec cependant l’impression de temps à autre, en particulier dans la dernière partie du récit, de n’avoir pas toutes les clés pour en suivre chaque développement. On fait alors une pause, on rassemble les pièces manquantes du puzzle, et apparaît alors le processus qui a permis en 2011 à la classe prolétarienne de faire corps avec l’idée de briser le plafond de verre qui la maintenait sous influence.

Anne Calmat

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