de Guy Delisle (texte et dessin) – D’après le récit de Christophe André – Ed. Dargaud
Guy Delisle est un dessinateur québécois dont l’œuvre est déjà très importante. Il a rapporté de Birmanie, de Pyongyang et de Jérusalem des chroniques formidablement éclairantes.*
En 1997, Christophe André travaille pour Médecins Sans Frontières en Ingouchie, pas loin de la frontière avec la Tchétchénie. L’Ingouchie fait partie de la fédération de Russie.
Alors qu’il est seul à dormir dans les lieux, il est brutalement tiré de son sommeil et enlevé. Son esprit s’emballe, il formule toutes sortes d’hypothèses et va finir par comprendre qu’il a été pris en otage.
Il fait le récit de sa captivité à Guy Delisle, qui à son tour nous le restitue sous forme de roman graphique.
Ce pourrait être une histoire banale – les prises d’otages de travailleurs humanitaires se sont hélas multipliées ces dernières années, il n’en est rien.
Ce qui fait l’intérêt et la singularité du récit graphique de Guy Delisle, dont nous apprenons à la fin que l’élaboration a duré 15 ans, c’est son caractère quasi exhaustif. L’histoire de cette captivité et de toutes ses péripéties est faite jour par jour, comme un journal de bord : 111 jours sur plus de 428 pages.
Au réveil, une ampoule nue au plafond, des pieds, les siens, puis la fenêtre aveugle, puis les quatre murs de la chambre où on le retient. Voilà ce que Christophe André perçoit du monde jour après jour.
Le lecteur va ainsi l’accompagner et se poser avec lui les questions qui le traversent, que veulent ses geôliers, quand va-t-il être libéré, pourra-t-il s’enfuir ?
Et comment, comment passer ce temps interminable, chargé d’angoisses et vide tout à la fois, ponctué par les repas et la conduite aux toilettes, sans pouvoir bouger son corps, menotté à un radiateur ?
La violence subie par Christophe André ne se caractérise pas par des atteintes physiques, des coups, elle est diffuse, concentrée dans le silence qui lui est imposé, la solitude, le corps empêché, la privation de lumière de mouvement, d’échanges.
Il va connaitre plusieurs lieux de détention. Il passe d’une chambre meublée à une pièce nue, d’un placard à un entrepôt, chaque changement est source de questions, d’angoisses, d’espoirs.
Et il est tout à fait captivant de traverser avec lui les espaces de sa conscience, et de chercher les ressources qui vont l’aider à ne pas sombrer dans une sorte de somnolence passive : le fond de la dépression.
S’enfuir est l’obsession, mais rien n’est simple dans ce statut d’otage, on est comme en flottement entre deux vies, et plus rien n’a de sens. Et même si l’opportunité se présente, sera-t-il en état de tenter l’impossible ?
Christophe André n’est pas préparé à ce qui lui arrive, qui le serait ? Il s’attache avec une belle pugnacité à compter les jours, à conserver cette prise sur le temps, ténue mais fondamentale. On pense alors à Robinson sur son île et à tant d’autres prisonniers historiques ou littéraires.
S’inscrire dans une temporalité pour ne pas perdre cette humanité qui lui est refusée par ceux qui le maintiennent prisonnier. Ils ne se comprennent pas, lorsque ces derniers lui parlent, les mots lui apparaissent en russe. Et quand bien même il parlerait leur langue, sans doute se refuserait-il à communiquer, à leur demander quoi que ce soit, il en va de sa dignité.
À plusieurs reprises, il aurait l’occasion de fuir ou de se révolter, ou de frapper, même de tirer, mais sa timidité, sa peur le protègent d’une certaine manière.
Il va trouver de quoi tenir dans la collecte minutieuse de tous les événements, même les plus infimes : le menu de ses repas, la disposition de ses lieux de captivité, les bruits qu’il perçoit, mais aussi dans le recours à ses connaissances, à ce qui a fait sa passion dans sa vie d’avant : les guerres napoléoniennes, les récits de grandes batailles. Ce récit de captivité peut nous rappeler Primo Levi tentant de reconstituer pour son camarade de camp des passages de L’Enfer de Dante, ou Jorge Semprun, jeune étudiant de lettres, déporté à Buchenwald récitant Le voyage de Baudelaire, en guise de prière des morts pour un ami en train d’agoniser.
Pour Christophe André, c’est l’Histoire qui servira de balise dans la tempête, par moment aussi, la mémoire de la vie d’avant, pour ne pas devenir fou, pour se dire que dehors, la vie existe encore. La culture, la mémoire, contre l’ inhumanité
Ne pas sombrer, ne pas se laisser aller à ses peurs, à ses terreurs.
Parfois pourtant, il cède au découragement, à l’abandon de soi, à une saine colère contre ceux qui le maintiennent en captivité, qu’il traite dans sa tête de tous les noms d’oiseau, dont il s’amuse à imaginer les dialogues le concernant dans une sorte de voix off burlesque. Colère aussi parfois contre ceux qui ne viennent pas le délivrer. Mais celle-là est fugace.
Ce récit est une véritable leçon, celle que nous donne un garçon ordinaire, parti travailler pour une organisation humanitaire et soudain saisi par l’impensable ; une leçon de résistance qui consiste entre autres choses à empêcher le mental de tricoter des scénarios catastrophiques, à garder l’esprit lucide, à savourer des instants volés en marchant dans la pièce pendant son repas, ou à croquer une gousse d’ail dérobée.
Le dessin est simple comme toujours chez Guy Delisle, tout est en nuances de gris, précis cependant, dans sa répétition. D’infimes détails montrent les transformations du corps de l’otage, la barbe qui pousse, les pieds qui noircissent, les taches sur les murs, le soleil qui filtre par la fenêtre de la première chambre.
Un témoignage remarquable, sensible, poignant dans sa grande simplicité, un petit bonhomme sans prétention mais de belle envergure, servi ici par un dessinateur plein d’humanité et de talent.
Danielle Trotzky
432 p., 27,50 € (en librairie le 16 septembre)
- À lire bientôt dans notre rubrique « Coup d’œil dans le rétro«

