texte Matteo Mastragostino – dessin Alessandro Ranghiasci – traduction de l’italien Marie Giudicelli – Steinkis Editions
128 p., 16€
Nous avons affaire à une bande dessinée qui a pour titre le nom illustre d’un survivant des camps de concentration : Primo Levi.
Non pas seulement survivant, mais témoin « professionnel » de la réalité des camps, qui publia dès 1947 l’un des témoignages majeurs de ces lieux de non-humanité où l’on touche le « fond ». 
Si c’est un homme est aussi reconnu comme l’œuvre d’un grand écrivain animé par le besoin inamissible de transmettre l’inouï, d’être cru.
Or, selon l’avis de Matteo Mastragostino dans ses notes en post-face de l’album, « Primo et moi », il est périlleux, et même inutile, de redoubler la volonté toute une de Primo Levi d’être entendu, lui dont l’oeuvre et les actions se confondent avec le récit de cette épreuve indicible de sa vie. Dans quelle mesure, alors, raconter cet homme après qu’il se soit lui-même raconté dans la démesure clinicienne du spectateur-victime réchappé des camps ?
À sa mesure, Matteo Mastragostino ose nous donner à lire « une histoire sur Primo Levi ». Une histoire qui a sans nul doute un point d’ancrage affectif et personnel, comme s’il voulait adresser à Primo Levi la confirmation qu’il a bien reçu la fragile mémoire que le rescapé craignait de voir disparaître.
Il faut se rappeler que dès le début des années 80, Primo Levi ne pouvait que déplorer l’essor du négationnisme. Il constatait aussi un décalage grandissant entre les représentations des camps de la mort dans la mémoire collective et la vérité de son expérience : comment ces représentations désormais communes du scandale des camps avaient-elles pu s’écarter du témoignage qu’il répétait pourtant inlassablement ? Il en fût même au point de se demander s’il n’était pas lui-même devenu le jouet d’artefacts mémoriels se substituant aux souvenirs authentiques de son vécu. Remettant en question sa légitimité de témoin, Primo Levi constatait aussi que sa langue n’était pas entendue par les nouvelles générations. Antérieurement aux années 80, à mesure que Si C’est un Homme devenait célèbre, il avait dû répondre aux simplifications manichéennes produites par les médias : il n’y avait pas les bourreaux d’un côté et les victimes de l’autre, mais plutôt une « zone grise »1 , une contamination de la déshumanisation sur les gardiens du camp et aussi une complicité avilissante des prisonniers/fonctionnaires poussés par les gardiens à se désolidariser pour survivre.

Ainsi il nous semble que cette « histoire sur Primo Levi » tente de prolonger cet ardent besoin de témoigner, en le transmutant en devoir de transmettre aux nouvelles générations le vécu de l’écrivain, présent dans ses récits.
Matteo Mastragostino accomplit ici une possibilité d’introduction parlante au témoignage de Primo Levi, par le médium de la BD. Il choisit comme point d’ancrage de son récit une scène fictionnelle tout à fait vraisemblable : dans les années 80, Primo Levi est invité à transmettre son expérience de déporté aux enfants de l’école élémentaire de son enfance, à Turin. En effet, le bédéiste nous explique qu’il se souvient de l’annonce de la disparition de l’écrivain en 1987, lorsqu’il était un enfant d’à peine dix ans.
Il s’imagine donc Primo Levi vieillissant en une sorte de grand-père s’adressant à l’enfant qu’il était, mais dans le contexte de la mémoire collective transmise à l’école.
C’est d’ailleurs sur cette scène symbolique de transmission à des générations oublieuses de cette guerre, qu’il dramatise la spontanéité d’un geste manifestant que les enfants ont bien reçu le témoignage de celui qui est venu vers eux. En effet, quand retentit la sonnerie de l’école à la fin du cours, le vieil homme est saisi d’effroi, tracté à nouveau dans l’enfer du « lager ». Tous les enfants l’entourent alors, et le réconfortent en lui disant qu’il n’est plus seul. Par cette tendre solidarité avec leur aîné, ils le sauvent de l’oubli et restaurent son humanité engloutie par le camp. À ce titre, nous pouvons y voir une authentique tendresse de l’auteur pour la figure de Primo Levi.
Peut-être est-ce même, selon Matteo Mastragostino, l’unique réception humainement authentique, en ce qu’elle arrache instantanément à la force d’attraction du néant l’humanité toute entière ?

Toute l’action de la BD est contenue dans une journée ponctuée par une série de flash-back. Le personnage Primo Levi se souvient de moments-clé de son existence, soit parce qu’il les raconte aux enfants, soit parce qu’il s’en souvient par analogie, ou encore parce qu’il rencontre quelqu’un ayant un passé en commun.
Par ce procédé, Matteo Mastragostino nous propose son propre recueillement sur la vie de Primo Levi. Ainsi les réminiscences suivent-elles une chronologie qui retrace l’itinéraire qui l’amène à s’engager dans un groupe de résistants, jusqu’à sa survie dans et à Auschwitz.
Nous ne pouvons que saluer la façon dont l’auteur a su éclairer, avec une simplicité lumineuse, la figure de Primo Levi dans quelques aspects essentiels de sa vie et de la réalité des camps. Cette simplicité a pour vertu de déjouer les processus trop rapides ou trop abscons d’idéalisation, de généralisation et d’élaboration conceptuelle.
Ainsi Primo Levi nous est montré dans son humanité, avec ses failles, ses sentiments de culpabilité, sa naïveté optimiste. La réalité des camps y est décrite sans complaisance, sans pour autant en représenter toute la cruauté de façon graphiquement choquante : le manque de solidarité, l’avilissement à un désir de survivre aveugle et égoïste de la part de la majorité des prisonniers, la figure du fonctionnaire/prisonnier à la fois bourreau et victime (une figure de la fameuse « zone grise »), la solitude fatale de ceux qui ne comprennent pas la langue du camp, le hasard de sa survie grâce à ses études de chimie, sa dette envers Lorenzo, un maçon piémontais travaillant dans le camp, etc.
Le dessin en noir et blanc minutieux et sensible de Alessandro Ranghiasci a pris soin, comme le précise Matteo Mastragostino dans sa post-face, de représenter les lieux avec une fidélité documentée. Par ailleurs, nous sentons en parcourant les planches que Primo Levi survivait en noir et blanc à un enfer, dont l’intensité avait consumé les couleurs de l’existence.
La BD se termine sur cette formule inconfortable selon laquelle nous serions toujours en guerre.
L’événement des camps de la mort, du « lager » est un miroir de notre humanité, aussi difficile soit-il de s’y reconnaître.
Cyprien Lebrun
1 Conception qu’il développera dans son dernier livre qui interroge le fonctionnement hiérarchique du camp de concentration : Les Naufragés et les rescapés publié en 1986.