de Anja Tuckermann, illustrations Tine Schulz – Traduit de l’allemand par Hélène Boisson – Ed. La Joie de Lire
La famille-image d’Épinal est révolue. De même que la société uniforme et unicolore que nos grands-parents ont connue, l’est. Certains le déplorent et ne sont font pas prier pour le crier haut et fort, beaucoup s’en félicitent.
Les auteures de La Famille dans tous ses états (La Joie de lire, 2017), Alexandra Maxeiner et Anke Kuhl, nous présentaient avec humour toutes sortes de familles : traditionnelle, monoparentale, famille avec parents divorcés, parents homosexuels, avec enfants adoptés, demi-frères, demi-soeurs, etc.
Les auteures de Tout le monde est là ? ont, quant à elles, préféré zoomer sur la planète entière, afin de proposer à leur jeune lectorat un voyage vers le multiculturalisme, avec ses migrants, ses réfugiés, grands et petits, celles et ceux qui vivent ici, mais qui un jour sont venus d’ailleurs, celles et ceux qui ont fui la guerre, la misère, la dictature…
L’album souligne les particularismes des humains, mais aussi et surtout ce qu’ils ont en commun. Il aborde de façon réaliste les situations les plus dures – persécutions, exil, rejet, préjugés, mais il le fait avec fraîcheur. Le ton n’est pas à la dramatisation, mais plutôt à l’énergie et ce positivisme qui fait avancer les sociétés.
En 1988, David Simon, journaliste au Baltimore Post, passe une année en immersion au sein de la brigade criminelle de la police Baltimore, une ville qui compte 240 meurtres par an. Son reportage, devenu roman, relate le quotidien de dix-neuf de ses inspecteurs, avec pour fil rouge une enquête au long cours sur le meurtre de la jeune Latonya Kim Wallace.
T.1 (mai 2016)T. 2 (février. 2017)
David Simon, puis Philippe Squarzoni, décrivent le quotidien des membres de cette brigade et leurs investigations dans les rues de Baltimore ; ils donnent à voir les tensions raciales, les crimes sordides, les circuits de la drogue, les décisions de justice parfois aberrantes.
T. 2
Suivant le parti-pris du journaliste, Philippe Squarzoni s’affranchit du récit à la première personne et privilégie la voix collective des protagonistes.
Un socio-reportage aux antipodes de l’image hors-sol des héros des séries américaines, quidévoile le quotidien des flics de l’époque, un peu beaufs, un peu misogynes, parfois racistes.
» Nous ne sommes pas dans un épisode de Colombo, ici, pas d’intelligences qui s’affrontent pour élucider un mystère. Ce sont des meurtres de pauvres, les assassins commettent beaucoup d’erreurs, et le mobile importe peu. Forcément, il m’a fallu représenter la violence, ce qui est compliqué. Si l’on en fait trop, on risque d’être complaisant. Si l’on rend la mort esthétique, graphique, on peut s’y prélasser. Ne rien montrer est aussi un écueil : cette violence, des gens l’ont vécue, les flics l’ont vue tous les jours, il faut donc donner à sentir cette monotonie-là. Mais le faire avec pudeur, sans pour autant atténuer les choses « , écrit Philippe Squarzoni.
T. 3
Dans ce troisième opus, l’immersion dans le quotidien des inspecteurs de l’unité des homicides de Baltimore se poursuit. Un flic a reçu deux balles en plein le visage. Pas d’arme trouvée sur place,pas d’indices matériels. Mais Terry McLarney a été le sergent de la victime et il va tout faire tout pour découvrir et confondre le coupable. Alors que l’affaire Latonya Wallace accapare toujours Landsman et Pelligrini, le tableau se couvre d’encre rouge. Les corps s’empilent, le taux de résolution est en baisse et la pression en hausse… Authenticité des épisodes, sobriété des dessins et des couleurs – gris, noir, blanc, marron, avec çà et là, le rouge éclatant du sang versé – les visages restent inexpressifs afin de ne pas surligner ce qui se joue. Car ce qui est au cœur de chaque récit, ce sont les humains dans toute leur complexité. Comme dans la vie, le quotidien de la brigade peut être sans relief, jusqu’à ce qu’une affaire déclenche le branle-bas de combat au sein de l’équipe.
Très inspiré par les films noirs américains des années 50-60, le dessin de Squarzoni joue avec les ombres, les gros plans et les contre-plongées : du grand art, comme toujours.
Anna K.
160 p., 18,95 €
Philippe Squarzoni
Ses premiers albums politiques, Garduno, en temps de paix et Zapata, en temps de guerre, qui ont connu un large succès, sont publiés en 2002 et 2003 aux Requins Marteaux. Squarzoni est d’ailleurs nommé pour le Prix du Meilleur Scénario à Angoulême pour Garduno, en temps de paix (2012).
En 2007, il publie Dol, dans lequel il dresse un bilan des politiques menées durant le deuxième mandat de Chirac.
Loin de ces préoccupations politiques, il publie son premier récit en couleurs chez Delcourt en 2008, Un Après-Midi un peu couvert, plus sensible, contemplatif et intemporel, une variation sur le thème de Peter Pan.
Il s’investit totalement ensuite dans une immense enquête sur le changement climatique qui donne son livre le plus intense et édifiant : Saison brune, publié en 2012 aux Éditions Delcourt. L’album connaît un franc succès et reçoit le Prix du Jury du Festival de Lyon BD et le Prix Léon de Rosen de l’Académie française. Parallèlement les Éditions Delcourt rééditent toutes ses oeuvres.
Ce projet BD, Homicide, est né de l’envie de Philippe Squarzoni de se confronter à une nouvelle problématique sociale, suite à la lecture du livre de David Simon. Il contacte alors l’auteur pour lui soumettre l’adaptation via ce nouveau médium et part de la version anglaise dont il fait lui-même la traduction.
Titre original : Becoming Unbecoming (Angleterre) – Traduction Hélène Duhamel
Un récit personnel dévastateur sur les violences faites aux femmes sur fond d’affaire de celui qu’on appela l’Éventreur du Yorkshire, le tueur en série qui sévit en Angleterre et tua treize femmes entre 1975 et 1980.
Nous sommes en 1977, Una a douze ans et vit dans le West Yorkshire. Un assassin sème la panique dans la région en s’attaquant à des femmes isolées, en majorité des prostituées. La police peine à résoudre l’affaire – en dépit de milliers d’heures passées à la recherche du tueur, et alors que les forces de l’ordre ont interrogé plusieurs fois le meurtrier sans le savoir. L’incapacité des policiers à trouver le coupable soulève l’indignation à travers le pays. Dans la période où ces meurtres ont eu lieu, Una a été victime de plusieurs agressions sexuelles, agressions dont elle s’est par la suite sentie coupable.
Je ressemblais juste à une fillette de 10 ans, mais il fit semblant de croire que j’étais plus âgée, alors je fus flattée… (…) Je n’ai pas parlé de l’homme qui se faisait appeler Damian et personne n’a posé de questions, malheureusement. Si on ne parle pas, personne ne remarque. (p. 22)
Retraçant son histoire personnelle, expliquant les raisons des ratés de l’enquête, fournissant des statistiques édifiantes sur le degré d’impunité des hommes coupables de féminicides et d’agressions sexuelles, L’une d’ellesexplore ce que signifie grandir dans une société où la violence masculine n’est jamais remise en question. Avec le recul, l’auteure décrypte ce qui lui est arrivé il y a une trentaine d’années, se demande si quelque chose a vraiment changé. Elle questionne nos sociétés qui imposent aux victimes de ces violences d’en payer elles-mêmes le coût.
D’abord il y eut Damian qui disait qu’il ne me ferait pas de mal, ensuite il y eut Terry qui disait qu’il était mon petit ami. D’abord, il eut ma confiance, puis il m’eut tout entière. (p. 33)Née en 1962 en Angleterre, Una est artiste, enseignante et auteure de bande dessinée. Elle a auto-édité plusieurs récits sur le handicap, les psychoses, l’activisme politique et les violences faites aux femmes et aux enfants. Son premier roman graphique, L’une d’elles, a été publié en Angleterre en septembre 2015. Elle vit dans le Yorkshire où elle travaille sur son prochain opus, qu’elle a intitulé Eve.
Adaptation et illustrations Alexis Nesme – Ed. Delcourt, 2016.
26 juillet 1864, un requin-marteau vient d’être harponné et hissé à bord du yacht de lord Glenarvan, le Duncan. Comme il se doit, les entrailles du squale sont soigneusement examinées. On y découvre une bouteille contenant trois feuillets en piteux état. Une date, une carte géographique incomplète et quelques bribes de mots permettent cependant de reconstituer le puzzle : le Britannia s’est abîmé dans une région située le long du 37e parallèle, avec à son bord le fameux explorateur écossais, Harry Grant, dont on est sans nouvelles depuis au moins deux ans.Une expédition est montée par le très fortuné lord, que l’Amirauté écossaise a lâché faute de certitudes. Mary et Robert Grant, déjà orphelins de mère, seront du voyage.
Commence alors un périple de cinq mois à la recherche des disparus, au cours duquel les protagonistes vont devoir affronter la dureté des éléments en Patagonie, la cruauté des hommes en Australie, le cannibalisme des Maoris en Nouvelle-Guinée… Avec en filigrane, une réflexion sur l’oppression des autochtones par les colons européens.
La trame de ce récit en trois parties reste classique et semble avant tout destinée aux adolescents. Cependant le roman de Jules Verne comporte différents niveaux de lecture. Il illustre notamment le passage de l’enfance à l’âge adulte, la symbolique de la recherche du père et la nécessaire distinction entre l’expérience et le raisonnement.
Les personnages sont ici représentés sous la forme d’animaux : lord, lady Glenarvan et les jeunes Grant sont d’élégants félins ; le capitaine Mangeles, toujours un peu bougon, est un ours ; l’extravagant géographe, le Français Paganel, véritable puits de science, est une grenouille (un clin d’oeil aux « French frog eaters » ?) ; le traître Ayreton, que l’on retrouvera plus tard dans L’Île mystérieuse, a tout du renard.
Le dosage entre la densité du récit (beaucoup de bulles, un grand nombre de cartouches) et les illustrations virtuoses d’Alexis Nesme (gouache, encres, pastels gras, clairs-obscurs) compose un ensemble très réussi.
Les inconditionnels du roman Jules Verne y retrouveront aisément leurs petits, ceux qui le découvriront au-travers de cette adaptation new look seront très probablement sous le charme.