The Bridge – Peter J. Tomasi – Sara DuVal – Ed. Kamiti

En librairie le 28 mars 2019 – Visuels copyright P. J. Tomasi – S. DuVal/ Ed. Kamiti

Je suis long de 1 825 m et large de 26, 150 000 véhicules, 3 à 4 000 piétons et 1 800 cyclistes m’empruntent chaque jour, je suis un acteur incontournable de la vie new-yorkaise, je suis… je suis… le pont de Brooklyn.

Peter J. Tomasi et Sara DuVal nous donnent à voir les dessous de sa construction, mettant en scène les victoires et les tragédies qui l’ont émaillée. Le roman graphique est certes linéaire dans son déroulé, mais ce qu’il dit de la détermination de quelques-uns en faveur du bien de tous laisse songeuse en 2019.

L’album est sous-titré Comment les Roebling ont relié Brooklyn à New York.

Nous découvrons ainsi comment, en 1852, l’ingénieur-capitaine d’industrie spécialiste des câbles d’acier, John Augustus Roebling, proposa de relier Brooklyn à l’île de Manhattan, qui étaient alors deux villes distinctes. Mais les techniques n’étant pas jugées suffisamment fiables, le projet va être refusé par deux fois. Ce n’est qu’en 1867 que Roebling va imposer ses vues. Hélas, les travaux ont à peine débuté qu’il est grièvement blessé par la coque d’un ferry venue heurter le ponton sur lequel il se trouve. Roebling décèdera du tétanos peu de temps après, confiant à son fils, Washington Roebling, également ingénieur de formation, le soin de prendre le relai.

(détail)

Le jeune homme va alors devoir surmonter moult épreuves, faire face à de nombreux défis techniques, à une presse hostile et à la corruption de quelques hommes politiques. Le coup de grâce lui sera donné lorsque, victime d’une paralysie partielle suite à la décompression de l’un des caissons nécessaires à la construction du pont, il sera physiquement empêché de poursuivre sa tâche sur le terrain. Fait exceptionnel pour l’époque, c’est son épouse, Emily, qui va le remplacer…  » La plus solide des fondations  » dira-t-il plus tard à son propos. C’est d’ailleurs Emily qui franchira la première le Brooklyn Bridge lors de son inauguration, le 24 mai 1883.

A.C.

208 p., 22 €

Tout va bien – Charlie Genmor – Ed. Delcourt

En librairie depuis le 20 mars © C. Genmor/Delcourt

Tout ne va pas si bien que ça dans la vie d’Ellie. La jeune fille fête son anniversaire en famille et elle n’a pas l’air d’en être ravie. « Vingt ans et toujours seule. » Ce ne sont pourtant pas les occasions qui ont manqué, mais plutôt l’envie pour elle de se lancer dans une relation sentimentale. La compagnie de son amie Holly la satisfait pleinement – leurs conversations ne manquent pas de piment !

Il y aurait bien Archimède qui lui a proposé de sortir avec lui, mais la perspective de ce que cela impliquerait la terrifie. Alors, ils parlent musique, peinture, recettes de cuisine. Ellie sent qu’elle s’est attachée au jeune homme, mais elle sait aussi qu’elle n’a pas de désir pour lui. Ellie est dans l’évitement, elle se protège. « Pour les bisous, on ira à ton rythme. Pour le sexe, ça viendra peut-être, et si ça ne vient pas c’est pas grave », lui a-t-il écrit dans un texto. Comment dès lors résister à l’envie de se blottir – chastement – dans les bras d’un garçon si compréhensif ?

On assiste ainsi aux premiers mois de la drôle de vie amoureuse de ces deux âmes sœurs, ce qui donne lieu à des dialogues aussi candides qu’impudiques. La tentation de sa part à elle de rompre ce lien est souvent très forte, on se dit alors que son auto-empêchement d’être heureuse vient probablement de loin. D’autant plus que la complexité des relations familiales s’étale sous nos yeux dès les premières planches. On croit tenir un début d’explication de son mal-être lorsqu’elle révèle à Archimède la violence de son rejet de sa sœur trisomique, lorsqu’elle était adolescente. Avec le sentiment de culpabilité qui s’en est suivi. « Je n’ai pas le droit d’être heureuse après ce que j’ai fait (…) Je lui en voulais de ne jamais m’en avoir voulu. » Mais il n’y a pas que cela.

Nous l’accompagnons dans sa valse-hésitation, qui va finalement la mener à une métamorphose dont on ne découvrira qu’à la toute fin de ce beau récit autobiographique bleuté (symbole de vérité), quelle forme elle va revêtir.

Anne Calmat

240 p., 18,95 €

Le grand méchant huit de Guillaume Long (suivi de) Bonjour Bonsoir de Vamille – Ed. La Joie de lire

En librairie depuis janvier 2019
© G. Long/La Joie de lire
À partir de 6 ans

Pour son anniversaire, Robin s’est vu offrir deux entrées pour Youpiland, une pour lui, une pour son copain Rémi. Cerise sur le gâteau, ils iront seuls, à condition toutefois qu’ils restent à distance de certaines attractions, à commencer par le Grand huit. Promis, juré ! Mais voilà qu’ils rencontrent deux copines de classe, qui, prétendent-elles, en sont à leur sixième tour. Grr !

p. 23
p. 9

Mais qui est cet homme aux cheveux blancs qui les talonne depuis leur arrivée ? Un agent de la C.I.A.  ? Les imaginations galopent, les garçons aussi. Ils tentent de semer l’importun, s’engouffrent avec un mélange de crainte et de fierté dans le labyrinthe, voyagent à bord train fantôme, s’étourdissent dans les soucoupes tournantes, et le temps d’engloutir quelques youpi-burgers (pensez donc : un acheté, six offerts), histoire de prendre des forces, les voilà fin prêts pour le maxi frisson.

p. 31
p. 24

Et c’est ainsi qu’ils se retrouvent dans le Grand huit…

p. 30

Ce qui devait arriver arrive : sous les effets conjugués de leur gloutonnerie, des montées vertigineuses et des descentes abyssales du dispositif, ils « repeignent » le visage de leur voisin… qui n’est autre que l’homme aux cheveux blancs.

p. 31

On n’en dira pas plus, si ce n’est que ce thriller humoristique destiné aux enfants est une réussite, tant sur le fond que sur la forme.

Anne Calmat

40 p. 10 €

En librairie depuis janvier 2019 – © C. Vallotton, alias Vamille/La Joie de lire À partir de 6 ans

Bonjour Bonsoir

L’exubérance des images et des couleurs de l’album précédent a fait place à la sobriété. Aux visages en forme de cratères lunaires des protagonistes du Grand méchant huit a succédé le minimalisme du trait de l’auteure. On pense aux bonshommes de Jean-Michel Folon. Il y manque cependant ses merveilleux pastels, la couleur n’intervenant ici que par petites touches ; mais rien n’interdit à de jeunes iconoclastes de prendre leurs feutres et d’ajouter ici ou là un soleil éclatant qui réchauffera de ses rayons la grisaille de la ville, un arc-en-ciel, ou même un chien qui lève la patte sur un réverbère, celui que l’on voit sur la BD n’osant manifestement pas le faire.

Bonjour (p. 6 et 7) Bonsoir (p. 6 et 7)

Quand aux dialogues, n’en parlons pas, mis à part « bonjour, bonsoir », il n’y en pas. Les lecteurs peuvent ainsi imaginer ce que se disent les autres personnages en croisant nos deux bi-syllabiques. Mais peut-être que précisément ils ne se disent rien, tout enfermés qu’ils sont dans leurs propres pensées. Car c’est bien l’absence de communication entre les individus et l’uniformité de leur quotidien que semble pointer Vamille.

Bonjour (p. 12)

N’allez surtout pas penser que l’on s’ennuie en parcourant cet album en deux parties inversées. Bien au contraire, l’imagination est sollicitée en permanence et les petits instants du quotidien – déguster un donut sur un banc du jardin botanique à côté d’une inconnue, aller au cinéma – prennent tout à coup un relief particulier. Le monsieur qui dit bonjour croise rarement celui qui dit bonsoir, mais nous lecteurs qui les voyons vivre, avons une furieuse envie de leur rappeler que la relation à l’autre ne s’arrête pas à ces deux mots lapidaires.

Bonsoir (p. 12)

C’est en tout cas un bel album à partager avec ses parents (et vice versa), pour mieux l’apprécier… et le commenter !

A. C.

52 p. 10, 90 €

Le temps des mots à voix basse – Anne-Lise Grobéty – Ed. La Joie de lire

En librairie depuis janvier 2019 – Première édition en 2001 – Prix Saint-Exupéry 2001. Prix des Sorcières 2002 (prix des Libraires spécialisés jeunesse).

C’était il y a longtemps, dans une petite ville allemande, à la fin des années 30…

Les héros du roman de Anne-Lise Grobéty sont deux enfants : Oskar et Benjamin, et leurs pères, Anton, l’épicier-poète et Heinzi, le comptable-poète. Tous quatre sont liés par une amitié profonde et indéfectible. Rien ne menace la quiétude de leur vie ni celle de leurs concitoyens. Mais un jour, tout bascule : le temps de la cruauté et de la barbarie a sonné et une araignée noire aux pattes en forme de crochets trône désormais sur les drapeaux.

« Dessins assassins, ou la corrosion antisémite en Europe » – Exposition au Mémorial de Caen, 2017 ©

Oskar est dans un premier temps relégué au fond de la classe, puis rapidement renvoyé de l’école et traité de ”fils de chien”, sans qu’il en comprenne la raison. Il est devenu un pestiféré.

Les premières manifestations de l’idéologie totalitaire nazie ont fait leur apparition dans le quotidien des habitants, sans qu’aucune voix ne s’élève pour protester. Ce qui fera dire plus tard à Heinzi (…) ”Ce qui nous a amenés dans le pétrin d’aujourd’hui, ce sont nos petites lâchetés quotidiennes à nous tous, depuis trop longtemps… Tout ce qu’on entendait dans les rues, dans les bistrots, la colère qui montait, l’hostilité (…) On a regardé la haine, la violence accoucher de leurs petits devant nos portes (…)”.

On pense bien sûr au texte de Franck Pavlov, Matin brun (Ed. Cheyne, 1998).

Version illustrée de Matin brun. Ici par Enki Bilal ©

Le père d’Oskar perd son emploi, la famille est contrainte de déménager dans ”un quartier réservé”. Les enfants ne se voient plus. C’est Oskar qui en a pris l’initiative, pour protéger Benjamin. Comme le fera propre son père lorsque celui du narrateur tiendra à tout prix à venir en aide à sa famille. ”Par amitié, tu mettrais ta propre vie en danger pour tenter de sauver la mienne ? Tu connais un véritable ami qui te demanderait une chose pareille ?” Il est cependant une chose que l’ami pourra faire pour l’ami… Ce qui donne lieu à l’un des moments les plus émouvants du livre.

On reçoit en plein cœur ce texte sobre, tout en finesse, comme murmuré à l’oreille, qui résonne d’autant fort plus aujourd’hui que dans de nombreux pays le rejet de l’Autre a pris le pas sur l’humanisme.

Anne Calmat

Tout lectorat à partir de 13 ans.
60 p., 9,90 €

Refuznik ! URSS : l’impossible départ – Flore Talamon – Renaud Pennelle – Ed. Steinkis

Sortie le 6 mars 2019 – Illustrations © R. Pennelle/Steinkis

« A Kiev, les conditions n’étaient pas favorables du tout. Déjà, je suis née en pleine période d’hystérie antisémite de Staline. Heureusement, il n’a pas pu achever tous ses crimes… »

Celle qui s’exprime ne doit pas avoir loin de soixante-dix ans. Bella Goldberg est sculptrice, elle vit à la campagne entourée de ses œuvres autour desquelles gambade son jeune chien, Léon. Elle se remémore les terribles années passées en Union soviétique, du temps où Staline avait fini par donner libre cours à son antisémitisme. Flore Talamon recueille ses souvenirs, Renaud Penelle enrichit leurs échanges de dessins qui ne sont pas sans rappeler ceux qui illustraient l’un de ses précédents albums intitulé Vénus noire (Ed. Emmanuel Proust, 2010).

Bella Goldberg naît à Kiev en 1951 deux ans avant la disparition de Staline, dans une famille de scientifiques, à une époque marquée par une instrumentalisation du nationalisme russe et une répression accrue envers les Juifs. Ses origines la confrontent très jeune à l’antisémitisme des autres enfants sans qu’elle en comprenne à la raison.

Un jour, alors qu’elle n’a que sept ans, sa maîtresse d’école enjoint la classe de s’essayer à la pâte à modeler. C’est pour elle une révélation. À cet instant, je suis devenue matière et la matière est devenue moi. C’est décidé, elle sera sculptrice. Ses parents refusent cependant de l’envoyer dans une école d’art. Et pourtant, plus je grandissais moins j’étais compatible avec l’école soviétique. Son esprit contestataire dérange, il se pourrait même qu’il mette en danger sa famille. Son diédouchka, son grand-père sera son premier allié. Les circonstances vont faire que son souhait sera rapidement exaucé. Seule la sculpture lui permet de se réaliser et de s’évader du carcan qui enserre chaque jour davantage la communauté juive. Elle l’aide à faire face aux représailles qu’elle subit pour non-collaboration avec le régime soviétique. Peu à peu, Bella se range du côté des artistes, dits dégénérés parce que ne respectant pas les règles de l’esthétique réaliste-socialiste.

Havane au bec, la vieille femme déroule la pelote des événements tels qu’elle les a vécus avant de quitter l’URSS à la fin des années 70. Elle parle longuement de sa famille, de leurs relations étroites mais parfois conflictuelles, elle décrit comment les Juifs, d’abord bénéficiaires de la Révolution, furent par la suite l’objet d’une violente répression orchestrée par Staline qui, en attendant la création de l’État d’Israël, avait attribué aux « citoyens soviétiques de nationalité juive »  un district situé en Sibérie extrême-orientale, le Birobidjian. Elle explique comment, en choisissant le camp étasunien, le jeune État a gravement offensé le petit père des peuples, avec les conséquences qui s’en sont suivies.

Les discriminations ont repris de plus belle, raconte-t-elle, semant la discorde jusqu’au sein des familles les plus unies. Dès lors, une seule solution pour vivre dignement s’impose à Bella la rebelle : se faire un inviter par un parent et demander un visa d’émigration en Israël pour cause de regroupement familial, au risque de devenir une paria. Avec, dit-elle, en parlant dudit visa, une chance sur 1000 de m’envoler et 999 de m’écrabouiller.

Lorsque son interlocutrice émet une réserve sur telle ou telle analyse, la sculptrice s’insurge. J’aurais bien aimé t’y voir ! Après 1956, les gens ont critiqué – un peu – les excès de Staline, mais ça a été une parenthèse vite refermée. Elle et les siens ont vécu tout cela dans leur chair, elle sait de quoi elle parle.

Tout restera longtemps à tenter pour Bella, mais lorsqu’on choisit un chemin, aussi tortueux soit-il, on le poursuit jusqu’au bout.

Aussi passionnant que troublant.

Anne Calmat

136 p., 18 €