LE FANTÔME ARMÉNIEN – LAURE MARCHAND – GUILLAUME PERRIER – THOMAS AZUÉLOS – ED. FUTUROPOLIS

Visuels copyright T. Azuelos/Ed. Futuropolis

Si la décision d’Emmanuel Macron de créer une Journée nationale du génocide des Arméniens chaque 24 avril – qui correspond à la date d’une rafle en 1915 de 600 notables arméniens, assassinés à Constantinople sur ordre du gouvernement – a fait la « quasi » unanimité, Ankara continue de considérer que les 500 000 personnes qui sont mortes pendant de cette période ont été victimes des aléas de la Première Guerre mondiale, et non d’un génocide..

Christian Varoujan Artin (1960-2015)

Paru en avril 2015 aux éditions Futuropolis, Le fantôme arménien est le fruit d’une enquête réalisée en Turquie en 2013 par Laure Marchand et Guillaume Pierrier*, suivie d’un reportage sur le voyage que fit Christian Varoujan Artin, parti en 2014 sur les traces de sa famille.

Varou, comme on l’appelle à Marseille, est à cette époque une figure bien connue dans la cité phocéenne. Il anime le Centre Aram pour la reconnaissance du génocide, veille à la préservation de la mémoire et de la culture de la diaspora arménienne, comme son père et son grand-père l’avaient fait avant lui.

Le sujet de la BD n’est pas tant ce qui s’est passé en Turquie il y a un siècle (bien que les faits courent en filigrane tout au long du récit), qu’un coup de projecteur sur les Arméniens qui y vivent aujourd’hui. Ceux-là mêmes qui ont dû se fondre dans le paysage, sur une terre hostile, par obligation de survie, et qui ne connaissent pas ou ont oublié leurs origines. Et aussi ceux qui ont préféré oublier, en attendant que l’on reconnaisse enfin leur douleur.

Avant 2014, Varou n’avait jamais envisagé un voyage en Turquie, ce grand saut dans le réel va être pour lui et son épouse une démarche émotionnelle très forte, et aussi un enjeu.

On comprend rapidement qu’il ne s’agit pas uniquement d’un pèlerinage, mais plutôt d’aller à la rencontre des descendants de ceux qui ont échappé, grâce à leur conversion forcée à l’Islam, aux massacres survenus en 1915 sous l’empire Ottoman. Varou et sa femme auront l’opportunité de réactiver les mémoires anesthésiées en organisant dans l’est de la Turquie une exposition de 99 photos de rescapés du génocide. Une manière pour lui de rapatrier symboliquement ces Arméniens venus vivre en France.

Exposition « 99 », inaugurée le 24 avril 2014

Le fantôme arménien parle aussi de l’embarras des Turcs d’aujourd’hui, qui ont reçu en héritage une conscience atrophiée, et qui ne trouveront la paix et ne pourront construire une démocratie que s’ils font face à leur histoire. Les auteurs soulignent l’action de ces Justes qui ont sauvé des Arméniens en les cachant, ils rappellent que le monde turc n’est pas monolithique, qu’une partie de la société voudrait que la lumière soit enfin faite sur ce qui s’est passé, afin que le processus de deuil et de réconciliation puisse se faire.

Le travail au pinceau de Thomas Azuelos traduit parfaitement le ressenti du couple Varoujan au cours de leur voyage : l’inquiétude avant le départ, l’émotion face aux lieux symboliques, parfois en ruine, la douleur face au souvenir des massacres…

Anne Calmat

128 p., 19 €

  • La Turquie et le fantôme arménien, sur les traces du génocide (Actes Sud, mars 2013)

La recomposition des mondes – Alessandro Pignocchi – Ed. Seuil/Anthropocène – Postface Alain Damasio

En librairie depuis le 18 avril 2019 – Copyright A. Pignocchi/Seuil

Aujourd’hui c’est Notre-Dame-de-Paris qui retient toute l’attention, avant-hier c’était Notre-Dame-des-Landes, que les zadistes occupaient pour empêcher la construction d’un aéroport. En janvier 2018, le projet est abandonné. Pour ces femmes et ces hommes, installés sur le site depuis près de dix ans, va dès lors se jouer la pérennisation d’un certain mode de vie, d’une agriculture écologique, de la biodiversité, que d’aucuns estiment toujours menacée.

C’était hier et c’est aussi demain.

Avril 2018. Sur la première planche de la BD, ceux qui ont pu demeurer sur le site font face aux forces de l’ordre, arrivées en nombre au petit matin pour les déloger et détruire un maximum de lieux de vie. Le narrateur, Alessandro Pignocchi, ancien chercheur en sciences cognitives et philosophie – doublé d’un subtil aquarelliste – est là en observateur. Il va découvrir la violence répressive et la solidarité à toute épreuve de ceux qui luttent pour consolider et développer les projets mis en place au fil du temps. Ils attendent la répartition des terres…

La BD est dense, éloquente. On découvre la vie sur la Zad, avec ses moments paroxystiques et son esprit communard. La diversité du bocage, constitué de jardins tout mignons et de petites cabanes qui flottent sur une mer d’aubépine, s’étale sous nos yeux. La faune et la flore y ont leur mot à dire. « Ce n’est pas une nature à l’occidentale, mais un paysage à contempler, un petit objet précieux à protéger (…) un ensemble d’êtres humains et non-humains avec lesquels nouer toutes sortes de relations » se plaît à écrire Alessandro Pignocchi. Et de confier : « Il suffit de quelques heures dans un potager ou sur un chantier collectif pour se sentir happé puis dissous dans le bouillon de la Zad ».

Mais tout n’est pas aussi bucolique et la réalité a tôt fait de s’imposer.

Des habitations tombent sous l’effet des tractopelles, d’autres résistent. Face au gaz lacrymogène et aux grenades assourdissantes, les zadistes répliquent par des jets de pierres, « d’oeufs de peinture » et de cocktails Molotov. Les mythiques Vrais Rouges tiennent le choc, les barricades détruites sur la route des Fosses Noires sont reconstruites. À la Rolandière, les alertes sont suivies d’accalmies ; les habitants se retrouvent alors pour des soirées enflammées, le temps de souffler un peu et d’oublier les menaces extérieures. Car la Zad, c’est un état d’esprit qui recompose en permanence les liens que ses occupants ont tissé entre eux, mais aussi avec la nature, les plantes et le territoire tout entier.

La richesse de l’œuvre tient à ses dialogues ciselés, à sa dialectique fluide… et à son humour : le CRS qui ne sait plus où il en est et qui se retrouve sur la canapé du psy en est l’une des illustrations.

Le tour de la question n’est pas fait pour autant, reste à savoir ce qui se trame exactement sur la Zad de Notre-Dame-des-Landes

Anne Calmat

103 p. 15 €

« L’hiver en été » Art-book de Jean-Pierre Gibrat – Entretien Rebecca Manzoni – Ed. Daniel Maghen

© J-P Gibrat/D. Maghen – En librairie le 18 avril 2019
Jackie Berroyer
Jean-Pierre Gibrat

Le book s’ouvre sur un vibrant hommage à Jackie Berroyer, aux côtés de qui Gibrat fit ses premières armes à la toute fin des années 1970. Un parcours décisif qui le mènera de Pilote à B.D. (créé par le Professeur Choron en 1977), en passant par Hara-Kiri, Charlie mensuel, Fluide glacial et quelques autres magazines plus grand public.

Mattéo T.3 © J-P Gibrat/Ed. Futuropolis, 2013

On apprend ensuite que pendant plusieurs années, Gibrat a été vu comme un dessinateur talentueux au service des scénaristes, mais que l’envie d’écrire ses propres histoires lui étant venue – avec la période de l’Occupation pour cadre privilégié – c’est son diptyque intitulé Le Sursis (Ed. Dupuis 1997-1999) qui va le propulser dans la cour des grands de la BD. Le fond et la forme y sont, ses dessins réalisés en couleur directe font sensation. Par la suite, le succès du Vol du corbeau (Ed. Dupuis, 2002) et de Mattéo (Ed. Futuropolis, v. planche ci-dessus) ne feront que confirmer son immense talent de scénariste dialoguiste illustrateur.

Mattéo © J-P Gibrat/D. Maghen
Le Vol du corbeau © J-P Gibrat/D.Maghen

Si Mattéo raconte la destinée d’un homme, entraîné malgré son pacifisme viscéral dans tous les grands conflits de la première moitié du XXè siècle, et si Le Vol du corbeau parle de traque et de résistance à l’occupant allemand, Le Sursis donne en revanche à voir un homme devenu invisible par choix, retranché en 1943 dans le grenier d’une maison aveyronnaise et occupé à observer ce qu’il se passe à l’extérieur.

Le Sursis © J-P Gibrat/D. Maghen

On retrouve ici les mêmes figures héroïques – ou détestables – que dans les œuvres précédentes, avec toute la palette de sentiments parfois contradictoires qui les animent. Leur créateur, qui n’est en rien manichéen, rend hommage aux premiers, tout en introduisant une notion de conjoncture, favorable ou non, face à leur héroïsme. « On est capable d’être terriblement minable et ponctuellement grandiose », confie-t-il à la journaliste Rebecca Manzoni.

Ses personnages – Céline, Julien, Mattéo, Jeanne, François… – sont en effet contrastés, imprévisibles. Ils peuvent, selon ses propres mots « se surprendre eux-mêmes, dans les deux sens du mot ». Gibrat prend pour exemple Céline, qui fut détestable par certains aspects et génial par d’autres. Sur le plan graphique, Gibrat, génial, lui, en toutes circonstances, insiste sur le côté nécessairement « tripal » d’une œuvre pour qu’elle soit authentique. Il s’explique aussi sur la beauté et la sensualité de ses personnages féminins, évoque ses propres souvenirs de jeunesse, du temps où…

Un entretien d’une vingtaine de pages, entrecoupées d’une centaine de dessins pleine ou double page, qui témoignent de cet art consommé qu’a Jean-Pierre Gibrat de restituer, avec la plus grande simplicité, une ambiance, un lieu, un sentiment ou un moment historique. Chaque planche est une œuvre d’art, le tout est éblouissant.

Le Vol du corbeau © J-P Gibrat/D. Maghen

Anne Calmat

175 p., 39 € – 25×35 cm

Le Chat Muche (suivi de) Les Mécanos – Ed. La Joie de Lire

Depuis le 21 mars 2019 – copyright S. Eidrigevicius / La Joie de lire

Le Chat Muche d’Yves Velan – Illustrations Statys Eidrigevicius. À partir de 6 ans.

Chacun a son point de vue sur la morale. Voici celui de l’auteur de cette histoire extravagante… et pas si morale de ça.


La morale est un sac de cailloux qu’on porte sur son estomac.
Bien sûr, on ne peut pas le voir mais on le sent.
Il vous entraîne à faire certaines choses et vous retient d’en faire d’autres.
Chez certaines personnes, il est léger et elles font presque tout ce qui leur passe par la tête ; alors ont dit qu’elle ont peu de morale ;
chez d’autres, il est lourd et elles n’osent faire presque rien ;
ces personnes-là ont énormément de morale.

Muche fait grise mine. Son maître ne lui a-t-il pas reproché de trop manger ? Il a même déclaré qu’avec ce qu’il dévore, on pourrait nourrir dix Indiens. Le poids de la morale est si lourd à porter que Muche en a perdu l’appétit.

Papa, maman, Babette et Muche

Du coup, il veut en savoir plus sur ceux à qui il a, bien malgré lui, ôté le chapati de la bouche. Il apprend ainsi que les yogi s’alimentent peu, qu’ils sont capables de léviter, de voir l’Invisible, et qu’ils peuvent sortir dans la neige enveloppés d’un drap mouillé, rester trois jours dehors sans manger, puis rentrer au bercail aussi frais qu’un gardon. Et qui plus est, avec le drap totalement sec. Le temps passe, Muche fait des rencontres insolites…

Un soir, Babette affirme à son père l’avoir vu flotter dans la cuisine. Une autre fois, on voit Muche sortir en trombe de la maison, trempé comme une souche, avant de disparaître pendant trois jours.

Dès lors, comment après avoir lu ce récit loufoque et doucement anthropomorphique, continuer à voir son chat du même œil ?

Il y a en tout cas fort à parier que pour lui, le sac de cailloux s’est considérablement allégé.

Anne Calmat
36 p. 14, 90

En librairie depuis le 21 mars 2019 – copyright M. Saladrigas/ La Joie de lire 

Les Mécanos de Max Saladigras (scénario et dessin) – À partir de 6 ans.

L’album raconte les aventures de Timothée et Théotim, deux jeunes inventeurs devenus à ce point célèbres que la reine d’une contrée très très lointaine, qu’on appelle la planète aux 5 lunes, les convoque et les charge de construire cinq capteurs d’énergie destinés à alimenter tout le royaume.

Les voilà qui galopent par monts et par vaux à la recherche des meilleurs emplacements. Un… deux…trois… quatre… Le temps pour Théotim de s’amouracher d’une jeune vendeuse de boissons, et le cinquième est trouvé. Il ne leur reste plus qu’à attendre que les cinq lunes soient alignées pour que la lumière soit.

Eh bien non, elle ne sera pas, car en réalité, le projet de la reine visait plus son enrichissement personnel que le bien de son peuple. Tiens donc… Mais si elle croit s’être débarrassée des témoins de sa cupidité en les jetant dans un cachot, elle se met le doigt dans l’œil !

Ici, les parents ne seront pas à être mis à contribution puisque, hormis les trois ou quatre informations du début, destinées à introduire l’action, les jeunes lecteurs auront, grâce à la puissance évocatrice des illustrations de Max Saladrigas, tout le loisir d’imaginer ce qu’il se passe, ce que se disent ou pensent les héros, qui des deux est le plus téméraire, etc.

Rafraîchissant, poétique et plein d’humour.

A. C.

40 p., 10,90 €


À bâbord, les Passiflore – Geneviève Huet-Béatrice Marthouret-Loïc Jouannigot – Ed. Daniel Maghen

En librairie le 11 avril 2019 – Copyright L. Jouannigot/Ed. D. Maghen – À partir de 4 ans.

À bâbord, les Passiflore est suivi de Le Premier bal d’Agaric et de La Famille Passiflore déménage, ces deux titres ressortent ici dans un format différent, avec de nombreuses nouvelles illustrations.

Un cerf-volant que Dentdelion a malencontreusement laissé filer derrière une palissade, un magasin de jouets à l’abandon, un navire en construction au beau milieu d’une pelouse, un Capitaine passablement bougon, une chute tout aussi malencontreuse, et c’est une odyssée confondante de poésie qui nous est contée. La morale de l’histoire ? On la trouve dans une vieille chanson toujours d’actualité, qui débute ainsi : « Si tous les gars du monde voulaient s’donner la main... »

À babord, les Passiflore – Texte Béatrice Marthouret

Nous constatons une nouvelle fois que les cinq rejetons de la famille Passiflore, dont nous suivons les péripéties depuis trois décennies, n’ont rien perdu de leur pouvoir de séduction.

Avec bien sûr, dans le rôle du magicien en chef (« un magicien du détail et de l’harmonie des couleurs« , écrit Régis Loisel dans la préface de l’album) : Loïc Jouannigot, dont les aquarelles subliment les vingt-quatre titres de cette série (environ 800 000 albums vendus à ce jour). Ici, comme dans les deux histoires qui suivent, la proximité affective et le processus d’identification aux personnages fonctionnent à merveille auprès des tout-petits. Une famille ne reste-elle pas une famille, quelles que soient ses différences ?

Le deux épisodes suivants nous renvoient aux débuts de la série : 1987 pour le premier bal du jeune Agaric, 1992 pour le déménagement des Passiflore. Voici dans les grandes lignes ce qu’ils racontent.

Onésime Passiflore a décidé d’emmener toute la famille au bal de la Pleine lune, mais le timide Agaric ne sait pas danser. La Pie, toujours à la recherche d’une bonne farce à jouer, lui conseille de prendre des cours de danse. Mais est-ce vraiment la bonne solution ? Heureusement, madame la Chouette sera là pour lui venir en aide le jour J…

Le Premier bal D’Agaric Passiflore – Texte Geneviève Huriet (détail)

Toute la famille Passiflore se réjouit à l’idée d’aller habiter une maison plus grande. Essais de peinture, cartons, baluchons, démontage et transport des meubles, quelle aventure pour la fraterie! Mais quel choc pour Agaric, le plus tendre des cinq ! Heureusement, que son papa saura le comprendre et l’aider…

La Famille Passiflore déménage – Texte Geneviève Huriet

Un régal !

A. C.

80 p., 19 €