Martin Eden – Denis Lapière – Aude Samama – Ed. Futuropolis

Coup d’œil…

Copyright D. Lapière, A. Samama – Futuropolis , 2015

Ce n’était pas une mince affaire que de s’atteler à la mise en images d’un roman qui fait toujours l’objet d’un véritable culte. Écrit en 1909 par Jack London (1876-1916), Martin Eden retrace l’itinéraire d’un jeune homme du peuple qui, par hasard, va pénétrer dans la bonne société d’Oakland, au début du 20e siècle.

Grâce à ses entrées dans la famille Morse, le marin bagarreur va être fasciné par cette bourgeoisie dont il découvre peu à peu le parler et les règles de bienséance. Il pense alors qu’il lui suffit de changer de langage, de culture, de se livrer corps et âme à la  littérature pour gagner le coeur de Ruth, la jeune fille de la maison. De son côté, cette jeune fille, cultivée mais protégée de la vie, se prend pour un mentor, sans bien saisir la nature de l’attraction qu’exerce sur elle cet homme singulier qui l’idolâtre. Elle va tenter de le façonner et d’en faire un objet présentable pour sa classe sociale, en lui rognant les ailes et en prenant le pouvoir sur lui, au nom de l’amour.

Martin va accéder à la culture dans un cheminement d’autodidacte boulimique et désordonné, qu’on pressent voué à l’échec, et au prix de sacrifices surhumains, atteindre l’objectif littéraire qu’il s’est un jour fixé.On traverse dans ce récit le monde de la mer, mais de façon assez fugace, on découvre les faubourgs d’Oakland, les galetas incommodes, les bars, les rues, les réunions politiques, les intérieurs bourgeois.

L’adaptation de Denis Lapière, les dessins et peintures remarquables d’Aude Samama, son travail sur les couleurs, les angles et les gros plans rendent compte des passages les plus marquants du récit. Le choix de ses moments essentiels et l’attention portée au langage et à son évolution, font qu’on peut dire que le pari d’une adaptation graphique de l’œuvre est réussi.

Ce qu’on perd de débats intérieurs, de réflexions politiques et philosophiques, on le trouve dans la façon dont sont peints les habitats, les lieux, la nature où se joue la parenthèse idyllique – édénique – de l’aventure amoureuse entre Martin et Ruth. Dans les chambres misérables aussi, où Martin se met à étudier puis à écrire ; dans les bars à la Edouard Hopper où il s’enivre avec désespoir ; dans la blanchisserie où il trime comme une bête de somme, perdant alors toute possibilité de créer et même de penser – une remarquable illustration de l’aliénation par le travail.

Tout cela est minutieusement restitué, jusqu’au détail graphique d’un vase que Martin manque de faire tomber lors de sa première visite dans le « beau monde », et qui en dit long sur l’inconfort du jeune homme à se mouvoir dans un milieu qui n’est pas le sien.

On a beaucoup écrit, beaucoup glosé sur le sens de ce roman. On peut dire qu’il a échappé à son auteur, qui voulait donner à saisir l’inanité de la volonté individuelle, de l’ambition personnelle, lui qui adhérait aux idées socialistes de son temps. Le lecteur s’attache envers et contre tout à cet homme épris d’absolu et souvent perçu comme un modèle, une sorte d’archétype de la réussite à l’américaine. Or c’est bien une entreprise vouée à l’échec que Jack London a voulu dépeindre.

Idéaliste, individualiste, Martin Eden est condamné d’avance à ne pouvoir trouver sa place dans cette société, même s’il finit par être reconnu comme un grand écrivain. Perdu entre deux mondes, délesté de ses illusions, il n’avait d’autre choix que celui qui clôt le récit. C’est bien sûr en partie de London lui-même qu’il est question, la dessinatrice lui donne d’ailleurs les traits de l’auteur. Mais les grandes oeuvres sont ouvertes et se prêtent à des lectures multiples et infinies, cet album y prend sa place.

Gageons qu’il conduira le lecteur à (re)découvrir un roman qui interroge si puissamment sur les inégalités sociales, les idéaux et ce qu’il en reste, les désillusions amoureuses, la création… Sur ce qu’est la vie, au fond.

Danielle Trotzky

176 p., 24 €

Nanaqui. Une vie d’Antonin Artaud – Benoît Broyart – Laurent Richard – Ed. Glénat

« Qui je suis ? D’où je viens ? Je suis Antonin Artaud / et que je le dise / comme je sais le dire / immédiatement / vous verrez mon corps actuel / voler en éclats / et se ramasser / sous dix mille aspects notoires / un corps neuf / où vous ne pourrez plus jamais m’oublier » – Texte datant de 1947, écrit en vue de l’émission de radio interdite Pour en finir avec le jugement de Dieu.

Antonin Artaud après neuf ans d’internement.
Frère Jean Massin

Avant d’être une œuvre, Antonin Artaud (1896-1948) reste pour beaucoup un regard, un visage. Celui de l’acteur des années 30 à la beauté troublante (Marat dans le Napoléon d’Abel Gance, Frère Jean Massin dans la Jeanne d’Arc de Carl Dreyer…), puis, presque sans transition, celui du vieillard avant l’âge au visage émacié, qui disait qu’on l’avait « salopé vivant ».

Copyright Laurent Richard
Copyright Laurent Richard

La BD : En septembre 1937, Antonin Artaud est arrêté en Irlande pour trouble à l’ordre public, puis débarqué en France. Dans un état de confusion mentale avancée, sujet à de fréquents accès de démence, l’asile et l’internement seront dès lors son lot quotidien, pendant plus de 9 ans. Mais si l’art a toujours été et restera l’ultime échappatoire des douleurs qui le rongent intérieurement, Antonin Artaud ne se remettra jamais vraiment de cet état de fait, malgré le soutien de ses amis artistes. La faute à un encadrement médical inefficace ou de mauvaises conditions d’internement ? Reste aux lecteurs une œuvre immense où réside sans doute les clés d’un monde intérieur trop intense pour le carcan de la réalité.

Benoît Broyart, auteur, crée une porte d’entrée originale et puissante sur l’univers d’Artaud ; un texte merveilleusement servi par le trait acéré de Laurent Richard.

128 p., 22 €

Autoportrait

Voir également « L’Esprit rouge  » BdBD/Arts + Archives, mars 2016

Regarde, elles parlent ! Ed. La Joie de lire

Depuis le 19 septembre 2019 – Copyright F. Gilberti / La Joie de lire – À partir de 8 ans.

Giselle Comte, Sandrine Moeschler, Laurence Schmidlin, Déborah Strebel – Illustrations Fausto Gilberti

Le visage d’une femme ou d’un homme, les lieux, les événements qui ont marqué l’Histoire ont de tout temps inspiré les peintres et les sculpteurs. Leurs œuvres s’étalent sur les murs ou dans les salles d’exposition du monde entier. S’il arrive que certaines ne nous « parlent » décidément pas, c’est peut-être que nous n’avons pas suffisemment tendu l’oreille…

Vous êtes-vous jamais demandé ce que pensaient celles et ceux qui étaient obligés de rester immobiles des heures durant, dans une position parfois inconfortable, avec interdiction absolue de bouger et, le cas échéant, d’échanger quelques mots avec le ou les autres modèles qui se trouvaient à leurs côtés dans l’atelier de l’artiste ?

Vu sous cet angle, on compatit rétrospectivement au torticolis probable de La Jeune fille à la perle de Vemeer ou aux douleurs endurées par la Porteuse d’eau de Goya.

C’est ce que raconte ce livre.

La Mariette aux fraises, Albert Anker 1984 ©

Prenons ici l’exemple de la petite Rosa, dix ans, contrainte de jouer les statues, son panier en osier contenant deux gros pots en grès remplis de fraises accroché au bras. Que peut-elle se dire d’autre que « Dépêchez-vous, je vous en supplie Albert (…) j’ai le bras en compote. Et ce foulard [dont on m’a affublée], qu’est-ce qu’il me gratte ! Je n’en porte jamais d’habitude. »

Le port de Rouen, Félix Vallotton 1901 ©

Ou bien le choix qu’a fait Félix Vallotton de placer au premier plan de sa toile deux terrassiers en train de paver le quai du port de Rouen, et de reléguer à l’arrière-plan la célèbre cathédrale, rendue presque invisible par la pollution ambiante. Les deux hommes se félicitent qu’un artiste ait ainsi honoré des modestes travailleurs. « Enfin un peintre qui reconnaît notre boulot ! »

We Are All Astronauts, Julian Charrière 2013 ©

Et plus loin, au chapitre 6, ces quinze globes terrestres faits de différentes matières, tenus par un fil. Un seizième a échappé à la vigilance du plasticien, il l’observe depuis sa cachette, décrit le processus de création de l’artiste et invite à réfléchir sur le message à caractère écologique que sous-tend son installation.

Sans titre, Olivier Mosset 1975

Il y a aussi ce cercle noir qui donne le tournis. Il a été reproduit à l’identique des dizaines de fois par Olivier Mosset, quel que soit le format de la toile carrée qui l’a accueilli. « Je ne représente rien d’autre que moi-même : un cercle noir sur une surface blanche » explique ledit cercle. (…) Mais pourquoi s’obstiner à reproduire sans cesse une même forme alors qu’il existe tant de sujets à peindre ? Parce que l’artiste était paresseux ? Réponse au chapitre 3 de ce livre original qui en comporte 15. Gageons que les enfants, dont l’imagination est fertile, sauront donner vie à cette œuvre, destinée, selon son auteur, « à ne provoquer ni peur, ni rire, ni dégoût, ni plaisir« .

Quinze œuvres donc (*), revues sous l’angle de l’humour et de la légèreté – les animaux et les végétaux ont aussi leur mot à dire – à (re)découvrir dans un premier temps, avant d’aller au devant de toutes celles qui nous attendent dans les musées.

Anne Calmat

92 p., 14,90 €

(*) Albert Anker – Félix Vallotton – Olivier Mosset – Alice Bailly – Kader Attia – Julian Charrière – Giuseppe Penone – Louis Soutter – Françoise Dubois – Marcel Broudthaers – Daniel Spoerri – Auguste Rodin – Emilienne Farny – François Bocion – Oskar Kokoschka