


Le contexte. Dans son essai intitulé Le degré zéro de l’écriture paru en 1953, l’écrivain Roland Barthes fait sien le postulat de son maître, le linguiste Roman Jakobson, selon lequel une opposition signifiante peut être « neutralisée » par un troisième terme appelé degré zéro. Frappé par le fait qu’il n’existe pas de réalité sans expression, Barthes en vient à faire une distinction entre le langage (l’ensemble des signes qui associe des mots selon des règles grammaticales précises), le style (qui permet de traduire l’univers personnel de celui ou celle qui s’exprime), l’écriture (l’expression d’une époque ou d’une société)… Six fonctions au total, qui en déjouant les assignations codifiées au bénéfice d’une écriture dite « transparente » ouvriraient la voie à tous les possibles.

Six fonctions donc… Et pourquoi pas une septième ?
Pure spéculation. Mais voilà qui ouvre des perspectives aux assoiffés de pouvoir de tous poils. De là à imaginer que Roland Barthes aurait eu en sa possession un manuscrit inédit de Jakobson, tenu secret pour la simple raison que ceux qui y accèderaient deviendraient les « champions du monde de la manipulation », il n’y a qu’un pas, que Laurent Binet a allègrement franchi.


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La BD. Nous sommes le 25 février 1980, Barthes sort d’un déjeuner chez François Mitterrand, candidat aux élections présidentielles de 1981. L’écrivain est alors renversé par une camionnette. Simple accident de la circulation ? Et si Barthes avait sur lui le fameux manuscrit le jour de l’accident ? Et s’il avait auparavant partagé son contenu avec son hôte ?

Complément dans le vapes, le voilà maintenant pressé de questions par le commissaire Bayard des R.G., un grand costaud un peu fruste, prompt à interpréter les silences et même à y déceler des réponses. Pour lui, il est évident que Barthes a peur, et s’il a peur c’est parce qu’il sait qu’on a voulu le tuer. Il tient là une piste. Mais laquelle ? Faute de mieux, le policier décide de trouver des réponses dans les écrits de l’homme de lettres.
Mais ?!? 不可理解 (incompréhensibles pour lui).

Il décide de se faire aider par un jeune prof de Paris VIII-Vincennes, spécialiste en sémiologie, Simon Herzog. Et c’est parti pour une plongée réjouissante et iconoclaste dans le microcosme littéraire et politico-artistique des années 80 : BHL, Michelangelo Antonioni, Michel Foucault, Umberto Eco, Philippe Sollers, Julia Kristeva… Mais aussi Laurent Fabius, VGE, Jack Lang, Lionel Jospin… Un petit monde d’entre-soi, factice et narcissique aux yeux des auteurs. Nous voyageons en compagnie du tandem Bayard-Herzog (Italie, EU…), découvrirons le monde secret du Logos club, où la fine-fleur intellectuelle se plaît à des joutes oratoires pour le moins musclées…

Une BD excentrique et rocambolesque, fidèle à l’œuvre initiale de Laurent Binet, qui sait si habilement mêler fiction et réalité (allant même jusqu’à intégrer les auteurs de l’album dans le déroulé de l’action) que l’on se prend à jouer le jeu en imaginant d’autres scénarios pour une septième fonction du langage. Mais ce pouvoir sans limite de subordination des masses par la parole est-il une fiction?
Anne Calmat