La surexploitation des matières premières sur notre bonne vieille planète Terre fait chaque jour davantage de ravages, et si l’on se projette dans le futur, la prochaine étape pourrait bien être la colonisation d’une autre planète, dans un ailleurs qui reste à déterminer.
Dans cet album qui associe un graphisme d’inspiration manga – pour ce qui est des personnages – et des images qui semblent tout droit sorties des données spectroscopiques fournies par un méga télescope, le pas a été franchi. La Terre suffoquait, l’humanité était à bout de souffle, Guillaume Singelin a imaginé un lieu où la vie serait possible, sans pour autant le situer.
Hélas, bis repetita, une minorité d’individus va prendre le pouvoir, faire main-basse et surexploiter à son seul profit les ressources de la planète colonisée, « le petit peuple » faisant quant à lui office de main-d’œuvre corvéable à merci.
Trois personnages vont cependant échapper à la déshumanisation qui guette les nouveaux arrivants : Ji-soo, une scientifique, Camina, une mercenaire, et Alex, un mineur. Un lien va se tisser entre eux et ils vont tout mettre en place pour fuir la violence sociale – et pas seulement – qui prévaut, et risque de mettre à mal la survie de la colonie dans cet espace où la mort rôde en permanence.
L’optimisme de l’auteur quant au sort qui attend ces nouveaux bâtisseurs d’Empire reste cependant mesuré. Il semble davantage être dans une démarche rationaliste que positiviste.
Mais l’anglais William Arthur Ward (1921- 1994) n’a-t-il pas écrit que « Les optimistes enrichissent le présent, améliorent l’avenir, contestent l’improbable et atteignent l’impossible » ?
Où l’on fait la connaissance d’un livreur à vélo de plats préparés, considéré comme efficace par sa boîte et ses clients. Quand Simon apprend que, mine de rien, il a déjà parcouru 7 231 kilomètres, soit la distance Paris-Katmandou, rien qu’en pédalant à longueur de journées dans les rues de Paris, il a un déclic : la vie a sûrement mieux à lui offrir. En tout cas, cela vaut la peine de le vérifier. Son ami de toujours, à qui il propose une échappée – forcément belle – vers de nouveaux horizons, décline son offre de l’accompagner. « Tu tombes mal, je viens de dégoter un taf de rêve » répond-il. Florent vient en effet tout juste d’être embauché chez Bullshift Business, une entreprise façon Silicon Valley. Mais le jeune homme en perçoit d’emblée le côté « Youpla boum tagada tsouin tsoiun ! » à tout crin et il prétexte une obligation familiale impérative pour se donner le temps de réfléchir avant de signer son contrat. Oh, juste une petite semaine !
Ainsi démarre La Ride…
Les deux amis optent pour la Bourgogne natale de Flo. Ils vont croiser des cyclistes « pro », qui les prennent pour des bleus, des chasseurs éméchés, mais aussi des bonnes âmes qui leur prêteront main-forte en cas de panique. ils vont suer sang et eau sur les chemins escarpés qui conduisent aux massifs du Morvan, redécouvrir un bon nombre d’images oubliées, comme par exemple celle de ces hameaux en panne d’habitants…
Un album d’une belle simplicité, un hymne à la liberté, comme une évidence, qui se lit le sourire aux lèvres et avec des étoiles plein les yeux.
Ce qu’en dit l’éditeur. « Attention, cet album est dangereux ! Vous risquez fort, une fois sa lecture achevée, de tout plaquer pour partir sur les routes à votre tour, en quête de grand air et de retour aux sources. Car La Ride propose de faire un pas de côté pour réfléchir et s’interroger sur les limites de notre vie quotidienne, son stress et sa vacuité. Vivre le nez dans le guidon, au sens figuré, ça finit par lasser. Vivre avec les mains sur le guidon et la tête dans les nuages, c’est tout de même autre chose !«
Visuels Copyright P. Alary (scénario et dessin) / Ed. Rue de Sèvres – 150 p., 25 € – Depuis le 5 avril 2023
Les cinéphiles éclairés se souviennent du personnage de Scarlett O’Hara (Vivien Leigh) dans la superproduction aux 10 Oscars mise en scène en 1939 par Victor Fleming, Autant en emporte le vent – Gone with the Wind. Ils n’ont pas oublié non plus le très ambigu Rhett Butler (Clark Gable) et la nounou noire au caractère bien trempé, que Scarlett appelait Mammy (Hattie McDaniel) (ci-dessous).
Dans le roman de Margaret Mitchell, Scarlett O’Hara est une jeune et riche héritière sudiste de 16 ans, aux yeux de qui rien ni personne ne doit résister.
Lorsque la Guerre de Sécession éclate en 1861, ses repères s’écroulent et de lourdes responsabilités s’imposent à elle. L’arrivée de Rhett Butler, un homme sans foi ni loi, aussi immoral que séduisant, rebattra de nouveau les cartes dont la jeune fille dispose pour atteindre le bonheur. Mais elle va passer à côté, en aimant à contre-temps, d’abord son cousin, Ashley Wilkes, pourtant promis à sa sœur, puis Rhett.
Celles et ceux qui ont côtoyé l’œuvre n’auront sans doute pas oublié non plus l’état de déréliction qui est celui de Scarlett lorsqu’elle se jure de reconquérir son époux, qui vient de claquer la porte de la majestueuse propriété des Douze chênes que le couple occupait.
« Scarlett releva le menton. Elle ramènerait Rhett à elle. Nul homme ne lui avait jamais résisté lorsqu’elle s’était mise en tête de faire sa conquête.Je penserai à cela demain, à Tara. Pour le moment, je n’ai pas le courage. Demain, je chercherai le moyen de ramener Rhett. »
Une fin ouverte, et qui le restera.
Mais ceci est une autre histoire…
Le premier opus du diptyque conçu par Pierre Alary s’organise précisément autour de Tara, point de départ et d’arrivée de l’intrigue. Il permet de faciliter une immersion dans cette œuvre-fleuve*, tout en induisant chez ses lectrices et lecteurs le désir d’en savoir plus sur le destin de ses protagonistes.
735 pages pour sa 1ère édition en 1938 chez Gallimard – 3h 58’ pour le film.
Avec cette adaptation BD « dépoussiérée » du roman paru aux USA en 1936, et la très belle mise en images de ses personnages cultes, dont Pierre Alary s’approprie aisément les figures principales, l’auteur signe une œuvre captivante qui passe outre la polémique qui s’est instaurée autour du roman de Margaret Mitchell, jugé raciste par une Amérique toujours marquée par une guerre, celle de Sécession, qui dans les années 1860 opposa le Nord abolitionniste et le Sud ségrégationniste, et sensible aujourd’hui au mouvement Black lives matter.
Sortes d’exutoires pour une population frappée par le destin, des jugements d’animaux étaient pratiqués au Moyen Âge qui poussaient à la barre, porcs, truie, vaches, lesquels finissaient le plus souvent au bûcher.
Les auteurs de la BD se saisissent du phénomène pour nous offrir une fable plus proche de nos préoccupations contemporaines qu’il n’y paraît. Ici, les protagonistes sont une brave truie, un sinistre juge et un avocat miséreux. Accusée d’avoir provoqué la mort d’un cavalier, une truie est conduite devant le tribunal : elle encourt la peine capitale. Le juge, un homme puissant qui n’a que mépris pour les êtres qu’il juge inférieurs, animaux, porchers ou même seulement femmes, fût-ce sa propre épouse, se trouve confronté contre toute attente à un avocat de talent qui défend avec ferveur la cause du malheureux animal…
Entretien avec Laurent Galandon et Damien Vidal.
Grégoire Seguin (délégué éditorial Delcourt) – Pourquoi nous raconter aujourd’hui le procès d’un animal au Moyen-Âge ?
Laurent Galandon – À cette époque les animaux peuvent être traduits devant un tribunal parce qu’ils sont considérés comme responsable de leurs actes, dans la mesure où, comme tous les êtres vivants, ils possèdent une âme. S’ils paraissent bien étranges aujourd’hui, ces procès étaient alors courants et conduisaient souvent à l’exécution de l’accusé. Appartenir à l’espèce animale n’était pas un critère pertinent pour décider de la manière dont on doit le traiter. Aussi ces procès étaient-il l’avant-garde de l’antispécisme, une notion somme toute très contemporaine ! Bien évidemment, derrière l’expression-même de la bonne justice, ils avaient alors surtout une valeur d’exemple pour les autres bêtes domestiques – croyait-on – mais surtout pour les hommes. En effet, ces tribunaux ne faisaient que renvoyer à une dichotomie universelle du fort contre le faible ; du dominant et du dominé. Aujourd’hui encore, le petit délinquant n’a pas les mêmes atouts que le voyou en col blanc pour se défendre. L’animal – domestique – reste un éternel dominé comme le sont le pauvre, le démuni ou les « minorités », sujets aux décisions arbitraires et à la maltraitance des hommes de pouvoir et de religion.
Damien Vidal – On imagine que les jugements d’animaux constituent une pratique tirée d’un Moyen Âge obscur et reculé. Pourtant, les exemples de condamnations d’animaux ne sont pas toujours aussi lointains. On connaît l’histoire de l’éléphant pendu, à Erwin, en 1916. Plus récemment (2008), le tribunal de Bitola (Macédoine) a condamné un ours pour avoir volé du miel dans les ruches d’un apiculteur. Ces exemples sont certes anecdotiques et il ne s’agit pas de considérer les procès d’animaux comme faisant partie de notre temps. Ce qui reste très actuel, c’est la maltraitance animale. Des abattoirs aux laboratoires, l’actualité ne manque pas de faits qui rappellent de quelles manières les animaux sont martyrisés. Le récit que nous proposons constitue un miroir certes déformant, mais nous pouvons malgré tout nous reconnaître. Au-delà des procès d’animaux, le vrai sujet de ce livre est celui de la bêtise humaine : c’est un sujet inépuisable et bien contemporain.
G.S. – Votre album offre une galerie de personnages plus truculents les uns que les autres. À qui va votre préférence ?
Laurent Galandon – Si l’Avocat semble être le personnage principal, le développement dialogué de l’album a porté ma préférence vers le Porcher (aucun des principaux protagonistes n’a de prénom au profit de sa fonction ou de sa nature). En effet le Porcher est profondément naïf (à ne pas confondre avec son apparente bêtise ; l’une de ses dernières répliques nous prouve le contraire). Cette naïveté le rapproche de son animal, la Truie. Comme elle, il est dépassé par une situation ubuesque. Son affection pour son ongulé force l’admiration et le respect tant elle est inconditionnelle et dénuée d’à priori. Finalement il est l’homme le plus animal de cette histoire. Et mon cœur va toujours vers les plus faibles.
Damien Vidal – En tant que dessinateur, je me suis surpris à aimer représenter les animaux. Ils font partie de ces personnages que j’ai eu le plaisir de retrouver sous mon pinceau (la corneille, le rat, la truie). Si la question concerne les humains, ma préférence va aussi au Porcher C’est également une affaire de dessin. Dans ce livre, je me suis amusé à varier les registres graphiques : plutôt réalistes pour certains personnages, franchement « gros nez » pour d’autres. Le Porcher fait partie de ceux-là et je trouvais assez drôle de le dessiner. C’est aussi le candide de l’histoire. Il ne comprend pas toujours le monde imbécile dans lequel il vit. En ce sens, il est plutôt attachant.
G.S. – Quel message souhaitez-vous communiquer au lecteur à travers ce récit ?
Laurent Galandon – La Truie, le Juge et L’avocat est construit autour d’un procès atypique. Or, durant une telle instance, il est nécessairement question de justice et son pendant d’injustice (ou inversement). Ce sont-là finalement les deux faces de toute histoire, voire de toutes mes histoires : un personnage confronté à une situation qui le contraint à agir pour se dédouaner de l’une ou pour obtenir l’autre. Donc ici, dans ce conte sombre et drôle, je continue à suivre un même fil : dans tout combat, même quand on le perd, il y a une petite victoire cachée ou un retournement possible.
Damien Vidal – Il y a une morale de l’histoire et c’est la corneille qui l’énonce à la fin du récit. Je ne dis rien de plus pour ne pas spoiler.
L’histoire de la Jamaïque et du reggae racontée à travers le mythique One Love Peace concert, donné par Bob Marley à Kingston le 22 avril 1978. Il symbolise son retour après deux ans d’exil, grâce à deux chefs de gangs décidés à mettre fin à la guerre civile qui déchire la Jamaïque. Près de 50 ans plus tard, Loulou Dedola est allé à la rencontre des derniers témoins pour raconter les coulisses du concert de Bob Marley en Jamaïque. C’est toute l’histoire de la Jamaïque et du reggae qui prend vie sous la plume de Luca Ferrara. Que s’est-il passé réellement avant pendant et après le concert reggae donné au stade de Kingston ? Deux partis politiques se livrent une lutte sans merci pour le pouvoir. L’électorat du ghetto est crucial pour départager le très conservateur JLP (Jamaica Labour Party) du socialiste et non-aligné PNP (People’s national Party). Les deux partis ont recours aux gangs pour prendre le contrôle électoral des « slums » (taudis) et des « shanty towns » (bidonville) de Trenchtown, Tivoli Garden, Kingstown Twelve… La guerre civile fait rage. On assassine, on pille, on viole sous toutes les bannières. Pourtant, de deux camps opposés, deux hommes vont tenter d’inverser le cours des événements : Claudius Massop et Bucky Marshall. Ils appartiennent à des gangs rivaux mais leurs routes vont se croiser au fond d’une cellule de la prison de Kingston. Ces hommes forts des gangs de Tivoli Garden et Trenchtown savent que le reggae est le ciment du peuple jamaïcain. L’idée d’un concert pour la paix germe dans leurs esprits. Pour cela ils ont besoin d’un homme, le roi du reggae, leur ami d’enfance, parti en exil deux ans auparavant après un attentat manqué contre lui : Bob Marley !
Depuis le 2 février 2023 – Visuels Copyright S. Harkham / Cornélius – 304 p., 35 €
Années 1970. Monteur dans un studio de cinéma hollywoodien, Seymour, jeune papa d’origine juive-irakienne, se rêve cinéaste. Il évolue dans un système qui broie les individus, les rend fous ou désabusés, mais il n’en a pas encore pris conscience.
Seymour a pratiquement achevé l’écriture du scénario de Bloody of the virgin, qui est accepté. Lorsqu’on lui propose de le produire, le budget alloué est dérisoire et on lui en refuse la direction. Il s’en retrouve très vite complètement dépossédé. Seymour traverse en même temps une crise dans son couple, fragilisé depuis la naissance de son fils. Dès lors, tout semble lui échapper. Il n’a pas d’autres choix que de partir en quête de lui-même et à la reconquête de la femme qui partage sa vie…
Une histoire captivante et profonde sur le désenchantement du rêve hollywoodien, qui s’enrichit de digressions géographiques et temporelles, de changements de points de vue et d’un découpage nerveux et cinématographique. Rien n’est laissé au hasard dans ce récit qui témoigne d’un pays et d’une industrie en pleine mutation, et qui aborde avec justesse des thématiques telles que la parentalité, le déracinement ou l’Holocauste.
S. H.
Auteur et éditeur reconnu, Sammy Harkham naît à Los Angeles en 1980. À
14 ans, il suit ses parents en Australie où la famille s’installe
pendant plusieurs année. La lecture de Rubber Blanket et Tank Girl, de Little Orphan Annie et Gazoline Alley,
lui donne la passion du dessin. Revenu aux États-Unis, il suit des
études au prestigieux California Institute of Arts et crée l’anthologie
de bandes dessinées alternatives Kramers Ergot, équivalent de RAW
du XXIe siècle. Cette revue expérimentale et éclectique dédié à la
bande dessinée alternative connaît une renommée internationale.
Depuis janvier 2023 – Copyright A. Schenké (scénario et dessin) / Ed. Hachette. 256 p., 28 €
Parce que la rupture amoureuse est un moment de vie charnière d’une rare violence où l’on se retrouve face à soi-même, au bord du vide abyssal que laisse la perte de l’amour de l’être aimé, cet roman graphique miroir saura résonner en chacun-e de nous.
Détail planche
Entre tristesse, colère, amertume, auto-flagellation, amour et désamour, les ruptures que l’on traverse nous forcent souvent à renoncer pour accepter. Renoncer à l’autre, à une partie de soi. C’est aussi dans ces moments que l’on puise dans ses dernières ressources pour rassembler les morceaux qui ont volé en éclat et dépoussiérer notre vision de l’amour pour valoriser celle que l’on a de nous-mêmes.
Un voyage universel au cœur de l’intime, où se mêlent la douleur, le beau, les souvenirs, la violence, les moments de joie et d’espoir. Explorant nos sentiments et ressentiments les plus profonds, il porte la voix de tous les cœurs brisés et de leurs blessures les plus personnelles.
A. S.
C’est sur son compte Instagram @anaislesfleurs que l’auteure interroge quasi quotidiennement les répercussions des dysfonctionnements sociaux sur ce que nous éprouvons dans nos vies intimes. Un espace politique et militant plus que nécessaire et sans male gaze.
Lorsqu’en 2014 Galien accepte l’offre qui lui est faite d’animer un atelier de dessin dans la maison d’arrêt de Caen, il ne sait pas encore s’il parviendra à y trouver sa place. « Qu’est-ce que vous venez faire ici ? » lui a demandé quasiment d’entrée de jeu un détenu. Bonne question.
Le premier groupe vient d’arriver ; il sera par la suite remplacé par d’autres participants, au gré des libérations ou d’autres propositions d’ateliers. Ils sont avant tout venus pour « s’aérer », fuir la monotonie du quotidien, les images qui les hantent ou dont ils ont la nostalgie, oublier l’exiguïté de leurs cellules et se soustraire pendant un moment au boucan permanent qui n’autorise aucune évasion mentale. Quant à « se faire la malle » pour de bon, cela reste un fantasme pour beaucoup. « Une cavale, ça coûte cher » dit l’un d’entre-eux
En dehors de quelques bruits de couloirs et autres vantardises de la part de deux ou trois durs à cuire, à qui on ne la fait pas, Galien ne sait rien sur ses futurs « élèves ». De toute façon, il n’est pas là pour les juger, mais pour les amener à explorer « L’Homme du futur ». Sous son crayon à mine graphite, le sien évoque celui qu’a décrit Vitruve, puis dessiné Léonard de Vinci. Pour l’heure il lui faut apprendre à anticiper les demandes et les réactions de ses élèves, en comprendre les enjeux. Galien sait qu’il va être testé en permanence, qu’il doit savoir dire non ou au contraire lâcher du lest à bon escient. Apprendre aussi à fermer les yeux sur les petites combines inhérentes à la vie carcérale… Si le dessin parvient à les réunir, il deviendra un langage universel.
L’auteur nous entraîne sans difficulté dans ce qui a rapidement pris les allures d’une enquête sur la privation de liberté et ses incidences – ressentis et témoignages. Au fil du temps, un point d’équilibre s’établit entre celui qui, selon ses propres paroles « reste un intrus », et ceux qui subissent de plein fouet un quotidien souvent désespérant. Détenus comme encadrants. Nous faisons ainsi la connaissance de prisonniers aux itinéraires tortueux, dont on ne doute pas un instant que le dessinateur les a côtoyés, tant leurs portraits physiques, qu’il prend manifestement plaisir à caricaturer, et leurs parcours de vie, sonnent juste.
Galien est un dessinateur et illustrateur basé à Caen. Pour lui le dessin de presse, c’est avant tout « gueuler ». « Je le fais pour évacuer un peu de colère », précise-t-il. Galien collabore régulièrement avec le trimestriel Fakir, ce journal « fâché avec tout le monde » qui a fait de l’enquête sociale sa ligne directrice.
État des lieux en France – Chiffres de septembre 2022 (Ministère de la Justice).
• 187 établissements pénitentiaires, dont 47 ont
une densité carcérale supérieure à 100 %.
• Un peu plus de 60 000 places opérationnelles.
• Plus de 71 000 écroués détenus (19 000 prévenus
et 52 000 condamnés).
• 1 830 matelas au sol.
• 647 mineurs détenus. Chiffres de septembre 2022 (Ministère de la Justice).
• Taux d’incarcération en France en 2020 : 105,3
personnes détenues pour 100 000 habitants.
Notons que le plan de construction de places de prison ne devrait pas changer la donne. Plus de 7 000 places nouvelles annoncées pour 2022 (finalement livrées en 2023, voire 2024), plus de la moitié compensera la fermeture programmée d’établissements vétustes. Les trente dernières années ont confirmé l’adage selon lequel plus on construit, plus on remplit
Depuis le 1er février – Copyright Makyo & L; Casalanguida (scénario) / Delcourt – 72 p., 16,95 €
Celle qu’il n’attendait pas… Elle, c’est Camille, une jeune fille tourmentée de 19 ans, serveuse le soir dans un bar. Camille passe beaucoup de temps à scruter les grilles d’un bâtiment, que l’on croit tout d’abord être une prison. Lui, c’est Roland Mars, un écrivain connu internationalement, dont on ne sait pas grand chose si ce n’est qu’il vit comme un ermite, retranché dans une demeure que Camille a su débusquer. Mars vient tout juste de sortir un nouveau bouquin qui parle de « supranationalité et d’internationalité de l’esprit ».
Son titre, La tête dans les étoiles, l’intrigue et la revoie à son propre état.
Le lieu où vit Roland Mars semble exercer sur elle un pouvoir magnétique. Un jour il l’aborde. Elle lui fait part de son questionnement à propos du titre et du contenu de son livre. Il lui propose alors de prendre soin pendant un mois de ses plantes, tout en lui laissant entendre que ce pourrait n’être qu’une première étape vers « autre chose », à condition qu’elle s’acquitte consciencieusement de cette première mission. Il vous suffira de les regarder, ce qu’apparemment vous n’avez jamais fait, le reste viendra tout naturellement (…) Écoutez, soyez attentive, si vous avez besoin de conseils, les plantes sont là. (p.18).
Tel semble être le postulat des auteurs de cette fascinante bande dessinée qui, par l’intermédiaire du personnage de Roland Mars rappelle à celles et ceux qui seront prêts à l’entendre qu’il faut admettre une interaction entre les humains et les végétaux, entre les humains et les animaux, et qu’il faut être conscient qu’il n’y a pas de limites à notre ascendance, dont la mémoire est inscrite à jamais dans notre ADN.
Reste à détenir la clé qui permet de s’ouvrir à toutes ces perceptions, Makyo et Luca Casalanguida semblent l’avoir en leur possession. Et nous aussi, par définition.
Depuis le 11 janv. 2023 – D’après la nouvelle de Arthur Schnitzler – Copyright M. Fior (adaptation et dessin) / Ed. Futuropolis – 96 p., 19€
Pour sauver son père de la ruine et du déshonneur, et sur injonction de sa mère, Else sollicite l’appui d’une vieille connaissance de sa famille, qu’il a auparavant déjà aidée. Ce dernier accepte à la condition qu’elle consente à se dévêtir devant lui. Le chantage du vieux libidineux fait écho à celui pseudo affectif de ses parents, qu’elle devine prêts à bien des compromis pour sortir de l’ornière. À la fois cueillie dans ses premières interrogations sexuelles, indignée par la pression qu’elle subit, mais ne voulant pas être responsable d’un possible suicide de son père, elle va accomplir sa mission, mais à ses conditions et d’une façon spectaculaire. Une décision à triple impact…
En novembre 2017, Manuele Fior illustrait La viedevant soide Romain Gary alias Émile Ajar (v. Archives) ; sa mise en images de la nouvelle de Arthur Schnitzler, écrite en 1924 sous la forme d’un monologue épique qui témoigne de l’univers psychologique complexe et tourmenté de l’auteur, est cette fois encore un défi, que le dessinateur-scénariste relève haut la main.
Pour cela, il s’inspire du peintre tchécoslovaque Alfons Mucha et des artistes autrichiens Gustav Klimt et Egon Schiele, et restitue avec finesse l’atmosphère de volupté de la bourgeoisie viennoise de l’après-guerre.
A.C.
Manuele Fior
Né à Cesena. Après ses études d’architecture à Venise, il part à Berlin, Oslo puis Paris où il vit actuellement. Auteur de bande dessinées et illustrateur, il collabore régulièrement avec de nombreuses revues internationales (Feltrinelli, Einaudi, Sole 24 Ore, Edizioni EL, Fabbri, Internazionale, Il Manifesto, Rolling Stone Magazine, Les Inrocks, Nathan, Bayard, Far East Festival). Il a publié quatre romans graphiques : Cinq Mille Kilomètres Par Seconde (Atrabile 2010, Fauve d’Or – Meilleur Album – Festival International de Angoulême 2011, Premio Gran Guinigi – Autore Unico, Lucca 2010 ), Mademoiselle Else ( Delcourt 2009, Prix de la ville de Genève 2009), Icarus (Atrabile 2006, Prix A. Micheluzzi Meilleur Dessin 2006 ), Les Gens le Dimanche (Atrabile 2004).
Voir aussi dans les Archives: L’heure des mirages (janv. 2018) – L’entrevue (juin 2017) – Les Variations d’Orsay (octobre 2015)
Tia a quatorze ans, sa mère souffre d’un trouble sévère de l’humeur qui semble aller crescendo, jusqu’à représenter un réel danger pour la fillette. Tia se sent d’autant plus responsable de l’état de sa mère que les crises surviennent de préférence en sa présence. Elle voudrait l’aider, mais en même temps elle en a peur. Un jour, le problème prend une tout autre dimension : à la suite d’une énième crise, ses parents se volatilisent. Tia n’a alors d’autre choix que de partir à leur recherche dans un ailleurs mystérieux et envoûtant, qui n’existe peut-être que pour elle. Rencontrera-t-elle le peuple des Guérisseurs dont son père lui a si souvent parlé ? Seront-ils détenteurs du remède qui jusque-là a tant fait défaut à sa mère ?
p. 69 (détail planche)
p. 81
p. 96
Introduction
Le voyage va, comme il se doit, être long et riche d’enseignement. Il faudra que Tia soit suffisamment au clair avec elle-même pour comprendre les réponses aux questions qu’elle a posées à ceux qu’elle a croisés. Il faudra aussi qu’elle parvienne à mettre à distance sa propre douleur pour alléger celle de cette mère nourricière devenue Gorgone, en l’aidant à accueillir ses émotionslorsque ses démons intérieurs la submergeront.
« Introspection » et « acceptation » semblent être les maîtres-mots de ce merveilleux – au sens premier du mot – conte à la fois initiatique et fantastique, dans lequel nous voyons peu à peu un monde de déréliction se métamorphoser en un monde d’espoir. Une belle leçon de vie qui nous rappelle que « la résilience c’est plus que résister, c’est apprendre à vivre avec ce que l’on a reçu« . *
Boris Cyrulnik
Anne Calmat
Greta Xella est une autrice italienne de bande dessinée. Après une enfance baignée dans les mangas et une adolescence largement influencée par le cinéma, elle obtient un diplôme de graphisme pour se spécialiser, ensuite, à l’École Bande Dessinée de Milan. Ses études terminées, elle commence à travailler grâce aux autoproductions italiennes et étrangères. Parmi ses collaborations les plus importantes, on retrouve celle avec Attaccapanni Press pour qui elle réalise quelques histoires courtes au sein du recueil « Unsistered, Lepidophylla e Theseus ». En 2015, elle illustre son premier roman graphique : Karmapolis scénarisé par Nebbioso et publié chez RenBooks. En 2017, elle fait la fulgurante rencontre des éditions Bao Publishing qui publient son premier roman graphique en tant qu’autrice complète : Figlia di Luna, Fille de Lune.
Depuis le 20 janvier 2023 – Copyright L. Mathez (texte et dessin) / La Joie de Lire – 96 p. 19,90 € – À partir de 15 ans
Si nous avons choisi de dévoiler d’emblée l’objet cet album, alors qu’il n’apparaît clairement qu’à la 65ème page, c’est en raison de son caractère ESSENTIEL. Ne passez pas à côté !
« Embrasse-moi », c’est ce que disait un adolescent, hébergé provisoirement chez les parents d’une petite fille âgée de 7 ans, lorsqu’il venait le soir dans sa chambre. L’enfant, en l’occurrence l’auteure de cet album, osait d’autant moins refuser qu’il la menaçait. Ça la dégoutait, mais elle s’exécutait. Avait-elle senti confusément l’anomalie de ce qu’elle subissait ? Toujours est-il qu’elle n’en a parlé à personne. Ensuite, Lidia a refoulé ce souvenir douloureux. « Je crois qu’inconsciemment mon esprit ne voulait pas que je m’en souvienne. »
Mais le corps, lui, se souvient, et les forces secrètes de l’inconscient agissent pour que l’innommable puisse un jour être nommé, puis surmonté.
p. 7
» Encore ce cauchemar. Cette tristesse, cette douleur profonde qui refait surface (…) Si seulement je pouvais connaître l’origine de ce cauchemar » (p. 35-35)
Quelques années plus tard… Devenue adolescente, Lidia doit affronter des nuits parasitées par des cauchemars ; dans son quotidien, elle se sent facilement en danger et elle a du mal à gérer ses émotions. Jusqu’au jour où une phrase prononcée par une amie fait ressurgir le passé, et avec lui, l’image d’un visage détesté.
« Je me sens brisée par ce passé. J’ai envie que ces sensations disparaissent, qu’elles me laissent tranquille. » (p. 66-67)
Un accident de scooter et un confinement dû au Covid ont amené l’auteur de ce roman graphique et autobiographique à se réfugier dans la maison picarde de son enfance. La chute d’un arbre et son déracinement vont alors déclencher chez lui une salve de souvenirs. Le passé de celui que l’on enserrait pour en sentir les pulsations, et qui git maintenant ramure contre terre, ce qu’il a vécu, vu, entendu, l’avenir qu’il se construisait, fait maintenant écho avec sa propre histoire.
Face à celui que les éléments naturels ont empêché d’accomplir sa destinée (la protection de notre environnement, celle des espèces animales auxquelles il servait de refuge…), Ludovic Debeurme entreprend un voyage intérieur.
Pour l’heure, il écoute le murmure de la forêt et se souvient des siens : ses parents, tous deux artistes, ses grands-parents. Il se souvient de son enfance, des relations parfois conflictuelles qu’il a eues avec son père récemment disparu ; il n’oublie pas les moments de bonheur, pas plus qu’il n’oublie les frustrations et les malentendus. Il comprend alors que nul ne peut échapper aux choses de la vie. Une vie semblable à toutes les autres, en somme, unique et singulière, comme le fut celle de celui de quila tête du ciel était voisine, et dont les pieds touchaient à l’empire des morts. *
Un récit nostalgique, une forme d’éternité qui permet à l’auteur de revivre des moments perdus à jamais et de prolonger l’existence de ceux qui ne sont plus. Pas de cases, l’espace est libre d’accueillir les illustrations aux courbes sinueuses et aérées du dessinateur, qui souvent se fondent dans la narration tant les deux sont imbriquées.
Depuis le 5 octobre 2022. Copyright J-M Rochette (scénario et dessin) / Casterman – 240 p., 30 €
Dans presque toutes les civilisations, l’ours est considéré comme l’animal le plus proche de l’homme. Au Moyen Âge, alors qu’il était encore beaucoup plus présent en Europe que maintenant, on en a fait même un ancêtre.
Planche 3
Grenoble, prison Saint-Joseph. Un gardien vient chercher un prisonnier dans sa cellule et lui annonce que sa demande en grâce a été rejetée. Ce dernier reste impassible, il a déjà tout perdu, sa vie ne vaut plus la peine d’être vécue.
Quelques planches plus loin, un flash-back renvoie le lecteur à l’année 1898. Un berger du Vercors vient de tuer le dernier ours de la région ; il saccageait les troupeaux depuis des mois. Tous les villageois, jeunes et vieux s’en félicitent, à l’exception d’Edouard Roux, dix ans, pour qui chaque créature vivante est unique et doit être protégée par les hommes. « C’est une belle saloperie d’avoir tué une aussi belle bête« , crie-t-il. S’en suit une bagarre avec ses « camarades » de classe dont il subit régulièrement les violences, en grande partie dues à sa couleur de cheveux. L’intervention du père de l’un d’entre-eux, un gendarme, met fin au conflit. Il lui annonce « qu’il finira au bagne ou à l’échafaud« . Le couperet vient de tomber, le destin du « rouquin » est scellé.
On le retrouve en 1917, il gît sur le lit d’un hôpital militaire, il est le seul rescapé d’une offensive allemande qui a décimé son unité. Sa tête est entièrement recouverte de bandages, une infirmière lui conseille de ne jamais se regarder dans une glace, « Tu ne pourras pas non plus parler, tu as eu la moitié du visage arraché dans l’explosion« . Edouard écrit alors à sa mère qu’il est devenu un objet d’horreur et qu’elle ne la reverra pas. Il ne se déplace plus qu’avec un sac sur la tête.
Un jour, quelqu’un lui parle d’une sculptrice, Jeanne Popelet, qui répare les gueules cassées…
Une nouvelle vie va commencer pour Edouard Roux, même s’il a conservé de l’ancienne un amour viscéral du monde animal et végétal, qu’il continue de vouloir protéger de la folie des humains. Une vie au milieu des artistes du moment et auprès de celle qu’il aime et dont il est aimé, Jeanne.
La jeune femme propose un jour qu’il lui fasse découvrir les lieux de son enfance. Edouard l’emmène alors dans un endroit secret – et qui doit le rester, dans lequel elle découvre une grotte remplie de peintures rupestres, avec tout au fond, la dernière reine des ourses. Elle lui semble si réelle qu’elle peut sentir son souffle sur son visage. Sous l’impulsion de son amant Jeanne décide d’en faire une sculpture et d’immortaliser à jamais l’ourse fabuleuse. Le projet sera mené à bien… pour le plus grand malheur d’Édouard Roux.
Les cent-quarante planches qui suivent appartiennent aux lecteurs et lectrices de ce somptueux album qui fait partie de la Sélection officielle de la 50ème édition du Festival de la BD à Angoulême.
J.M. Rochette
Le Loup (v. Archives nov. 2019 et juillet 2021) interrogeait sur la place de l’humain au sein du règne animal, le présent album revient sur cette interrogation cruciale, tout en mêlant questionnements écologiques, histoire d’amour et puissance régénératrice de l’Art. La Dernière Reine, entièrement conçue par Jean-Marc Rochette, fait partie de ces quelques B.D. que l’on peut tout simplement qualifier de somptueuses, et qui font battre les cœurs.A. C.
En librairie depuis mai 2014. Copyright P. Macola (dessin), A. Bujak (scénario) / Futuropolis – 98 p., 20 €
À l’heure où de nouvelles dispositions gouvernementales vont permettre aux derniers tirailleurs sénégalais (une quarantaine environ) de toucher le minimum vieillesse dans leur pays d’origine, alors qu’auparavant ils étaient tenus de vivre en France pendant plusieurs mois pour en « bénéficier », il est bon de remettre en lumière cette bande dessinée qui racontait avant l’heure la destinée de ceux qui ont été arrachés à leur terre pour servir la France, qu’ils soient Sénégalais ou Marocains, comme c’est le cas pour le héros de la BD.
« La France avait besoin de soldats, elle se servait sans scrupules et sans se soucier du destin de ceux qu’elle appelait «ses indigènes», se souvient Abdesslem. Le vieil homme raconte comment en 1939, à l’âge de dix-sept ans, il est enrôlé de force dans le régiment des tirailleurs marocains. Et comment, de conflit en conflit, il n’a rendu son uniforme qu’en 1954. « On m’a dit que si je passais trois ans de plus dans l’armée, j’aurais droit à une retraite de militaire, alors j’ai accepté ». La réalité sera tout autre. Le montant de sa pension, fixé sous protectorat français, reste inchangé jusqu’en 2011, ce qui le contraint de venir vivre en France neuf mois par an pour toucher son allocation vieillesse…
Alain Bujak pose un regard presque filial sur cet homme de 96 ans, dont l’humilité et la noblesse d’âme forcent l’admiration. Un reportage photographique fait au Maroc après que Abdesslem a renoncé à sa pension en France pour pouvoir finir ses jours auprès des siens, vient clore cet album finement illustré au pastel par Piero Macola.
D’après le roman de Laurent Binet. Copyright visuels X. Bétaucourt (sc.), O. Perret (dessin), P. Bona (couleur) / Ed. Steinkis. Depuis le 10 nov. 144 p., 23 €
Roland Barthes
Le contexte. Dans son essai intitulé Le degré zéro de l’écriture paru en 1953, l’écrivain Roland Barthes fait sien le postulat de son maître, le linguiste Roman Jakobson, selon lequel une opposition signifiante peut être « neutralisée » par un troisième terme appelé degré zéro. Frappé par le fait qu’il n’existe pas de réalité sans expression, Barthes en vient à faire une distinction entre le langage (l’ensemble des signes qui associe des mots selon des règles grammaticales précises), le style (qui permet de traduire l’univers personnel de celui ou celle qui s’exprime), l’écriture (l’expression d’une époque ou d’une société)… Six fonctions au total, qui en déjouant les assignations codifiées au bénéfice d’une écriture dite « transparente » ouvriraient la voie à tous les possibles.
2020
Six fonctions donc… Et pourquoi pas une septième ?
Pure spéculation. Mais voilà qui ouvre des perspectives aux assoiffés de pouvoir de tous poils. De là à imaginer que Roland Barthes aurait eu en sa possession un manuscrit inédit de Jakobson, tenu secret pour la simple raison que ceux qui y accèderaient deviendraient les « champions du monde de la manipulation », il n’y a qu’un pas, que Laurent Binet a allègrement franchi.
(p. 6)
p. 7
La BD. Nous sommes le 25 février 1980, Barthes sort d’un déjeuner chez François Mitterrand, candidat aux élections présidentielles de 1981. L’écrivain est alors renversé par une camionnette. Simple accident de la circulation ? Et si Barthes avait sur lui le fameux manuscrit le jour de l’accident ? Et s’il avait auparavant partagé son contenu avec son hôte ?
détail planche p. 9
Complément dans le vapes, le voilà maintenant pressé de questions par le commissaire Bayard des R.G., un grand costaud un peu fruste, prompt à interpréter les silences et même à y déceler des réponses. Pour lui, il est évident que Barthes a peur, et s’il a peur c’est parce qu’il sait qu’on a voulu le tuer. Il tient là une piste. Mais laquelle ? Faute de mieux, le policier décide de trouver des réponses dans les écrits de l’homme de lettres.
Mais ?!? 不可理解 (incompréhensibles pour lui).
p. 48
Il décide de se faire aider par un jeune prof de Paris VIII-Vincennes, spécialiste en sémiologie, Simon Herzog. Et c’est parti pour une plongée réjouissante et iconoclaste dans le microcosme littéraire et politico-artistique des années 80 : BHL, Michelangelo Antonioni, Michel Foucault, Umberto Eco, Philippe Sollers, Julia Kristeva… Mais aussi Laurent Fabius, VGE, Jack Lang, Lionel Jospin… Un petit monde d’entre-soi, factice et narcissique aux yeux des auteurs. Nous voyageons en compagnie du tandem Bayard-Herzog (Italie, EU…), découvrirons le monde secret du Logos club, où la fine-fleur intellectuelle se plaît à des joutes oratoires pour le moins musclées…
p. 69
Une BD excentrique et rocambolesque, fidèle à l’œuvre initiale de Laurent Binet, qui sait si habilement mêler fiction et réalité (allant même jusqu’à intégrer les auteurs de l’album dans le déroulé de l’action) que l’on se prend à jouer le jeu en imaginant d’autres scénarios pour une septième fonction du langage. Mais ce pouvoir sans limite de subordination des masses par la parole est-il une fiction?
Publiée en 1937, La symphonie de la peur est l’un des derniers sommets de l’âge d’or du livre illustré français qui révéla dans l’entre-deux-guerres une génération d’illustrateurs inventifs et talentueux. Les noms de Chas Laborde, Daragnès ou Lucien Boucher ne parlent plus à grand monde aujourd’hui. Brisés dans leur trajectoire par l’effondrement du marché de la bibliophilie, ils ont disparu des mémoires en laissant derrière eux des oeuvres qui surpassent en modernité bien des productions actuelles.
Souvenirs… Souvenirs…
La symphonie de la peur estune œuvre sombre, rythmée comme une composition musicale. Elle est organisée en quatre mouvements : allegro, andante, scherzo, largo qui illustrent chacun l’évolution de la peur dans l’histoire de l’humanité. Gus Bofa cadence son récit en faisant alterner textes sarcastiques et dessins au crayon pour créer une ambiance unique de plus en plus angoissante.
Malgré une atmosphère pesante, Gus Bofa réussit l’exploit de glisser quelques touches d’humour noir et amer, qui parviennent à faire sourire le lecteur.
Rescapé de la guerre des tranchées, qui l’a laissé infirme, et à l’aube de la Seconde Guerre mondiale, Gus Bofa use du sentiment universel de la peur pour créer une œuvre sans concession. La symphonie de la peur témoigne d’une humanité prise entre deux terreurs, l’éternité et le néant, et qui tente de trouver refuge dans la religion, la morale et la science. Les hommes, repliés derrière la masse sociale et les lois du groupe, se retrouvent malgré tout rattrapés par la frayeur engendrée par les crises économiques, guerres ou émeutes.
Gustave Henri Emile Blanchot, dit Gus Bofa (né en 1883 à Brive-la-Gaillarde, mort en 1968 à Aubagne) fut l’un des plus grands illustrateurs français du 20è siècle. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, il débute, encouragé par son ami Pierre Mac Orlan, une carrière d’illustrateur de livres de luxe. Il met ainsi en image Mac Orlan, Courteline, Swift, Voltaire, De Quincey, Cervantès, ou encore Octave Mirbeau, tout en publiant des albums plus personnels. Son œuvre, aussi pléthorique que protéiforme, abordera à partir des années 1930 des sujets plus existentiels. Après la guerre, Gus Bofa se concentre sur l’écriture d’ouvrages autobiographiques dont il signe textes et images, comme La Voie libre, Déblais ou La Croisière incertaine, dans lesquels il développe une réflexion désabusée et pessimiste sur la condition humaine.
Depuis le 12 novembre – Copyright A. S. Weiss (scénario), B. Brown (dessin) /Rue de Sèvres. 272 p., 22€
Poutine dans tous ses états, de sa naissance à Leningrad (1952) jusqu’à aujourd’hui, en passant par ses années d’activité au sein du KGB.
Les auteurs de la BD, aux yeux de qui l’actuel maître du Kremlin est un autocrate retors, complotant constamment pour détruire ses ennemis dans le monde entier, évoquent l’image d’homme puissant et intraitable qu’il s’est méthodiquement construite dès son arrivée aux Affaires en 2008. et comment le reste du monde a interagi avec lui en le reconnaissant comme tel.
En effet, comment un officier intermédiaire du KGB sans distinction aurait-il pu, sans cette avidité irrépressible de pouvoir qui le caractérise, devenir l’un des dirigeants les plus puissants de l’histoire russe ? Et dans quelle mesure sa posture de leader intraitable et opaque n’est-elle pas une fuite en avant, à laquelle il lui est impossible de renoncer.
Le récit mêle chronologie des événements qui ont jalonné la vie de Poutine et flash-back. Avec quelques retours en arrière, qui sont autant de rappels de l’histoire de la Russie avant qu’elle ne devienne – et après qu’elle ne soit devenue l’U.R.S.S : l’Union des républiques socialistes soviétiques (1922-1991), avec ses 15 républiques, dont l’Ukraine. Un empire que souhaite depuis toujours recréer l’actuel maître du Kremlin, quel qu’en soit le prix à payer par ses sujets,
Le dessin à tonalité caricaturale de Brian Brown apporte une respiration à ce récit édifiant et totalement convaincant.
Un exercice brillant sur le fond comme sur la forme.
A. S. Weiss
Andrew S. Weiss est vice-président des études au Carnegie Endowment for International Peace, où il supervise les recherches à Washington et à Moscou sur la Russie et l’Eurasie. Il a occupé divers postes politiques au Conseil de sécurité nationale, au Département d’État et au Pentagone.
B. Brown
Brian Brown est un dessinateur, illustrateur et éditeur de bandes dessinées de Philadelphie, lauréat du prix Ignatz. Ses livres incluent notamment le best-seller Andre the Giant: Life and Legend. Il est l’illustrateur de Accidental Czar : The Life and Lies of Vladimir Putin édité en France sous le nom de Tsar par accident.
COMMUNIQUÉ Depuis le 16 novembre – Copyright E. Lepage / Futuropolis – 304 p., 29,90 €
Le mot de l’éditeur – À vous, je peux bien le dire : Cache-cache bâton restera l’un des livres majeurs que j’ai publiés depuis, disons, quelques décennies. Dans mon panthéon, où il fait moins froid que dans celui de la montagne Sainte-Geneviève, je compte déjà lui donner une place de choix, aux côtés de Déogratias (J-P Stassen), de L’Aigle sans orteils (C. Lax), du Sursis (J-P Gibrat), du Photographe (Guibert – Lefèvre), des Ignorants (E. Davodeau), de La Terreur des hauteurs (J-C Denis, si injustement ignoré), de Bella ciao (Baru), pour ne parler que de ceux-là. Lisez Cache-cache bâton, et je vous fiche mon billet que vous en serez tout remués par l’émotion et par la beauté.
Emmanuel Lepage – De 5 ans à 9 ans, j’ai vécu en communauté. J’ai toujours su que je le raconterai un jour. Pour mes parents, il s’agissait d’une démarche intellectuelle, spirituelle et philosophique. Je me suis rendu compte que dans tous mes livres la vie en communauté transparait. Il m’a fallu du temps pour trouver la forme narrative pour raconter cette histoire-là.
Ton projet me donne des sueurs froides… Tu aurais pu attendre qu’on soit morts… À la sortie de ton livre, on prendra de longues vacances, loin de tout, de nos amis, de nos voisins ! », dit Jean-Paul à son fils. J’ai besoin de savoir d’où vous venez, vous et les autres. J’ai besoin de comprendre ce qui vous a poussé à créer une vie communautaire », lui répond Emmanuel.
Il s’agit pour l’auteur de comprendre pourquoi ses parents et cinq autres couples, tous « chrétiens de gauche », venus de milieux différents, se connaissant à peine, ont un jour décidé de vivre pleinement cette utopie.
Pour cela, il lui a fallu interroger, écouter, plonger dans ses souvenirs.
En partant de son récit familial, Emmanuel Lepage retrace finalement une histoire sociale de la France des années 1960 et 1970, comme il interroge les tentatives d’aujourd’hui de « tout remettre à plat » et d’autres façons d’être ensemble.
Ce récit, où la couleur est un élément narratif puissant, se termine par Je suis de là . Emmanuel Lepage signe ainsi un livre intime sur la transmission et vient toucher à cet universel constat : on est de son enfance.
Emmanuel Lepage est né en 1966. Il vit dans les Côtes-d’Armor. Jean-Claude Fournier, Pierre Joubert, Christian Rossi. Trois auteurs, trois dessinateurs qui ont concouru, chacun à leur manière, à faire d’Emmanuel Lepage ce qu’il est aujourd’hui : l’un des plus grands auteurs de la bande dessinée contemporaine.
Il a reçu de nombreux prix, parmi lesquels le Grand Prix du festival Quai des bulles de Saint-Malo (2012) et le Grand Boum de la ville de Blois (2018).
En septembre 2021, il a été nommé peintre officiel de la Marine. Il est le premier auteur de bande dessinée à recevoir cette distinction.