(chronique audio)
de Thierry Smolderen (scénario) et Alexandre Clérisse (dessin) – Ed. Dargaud – Chronique Juliette Poullot, librairie Les Buveurs d’Encre Paris 19e
Également diffusée dans l’émission Act’heure sur FPP 106.3
(03/02/2016)
Retrouvez toutes nos chroniques journalistiques et nos coups de projecteur.
(chronique audio)
de Thierry Smolderen (scénario) et Alexandre Clérisse (dessin) – Ed. Dargaud – Chronique Juliette Poullot, librairie Les Buveurs d’Encre Paris 19e
Également diffusée dans l’émission Act’heure sur FPP 106.3
(03/02/2016)
de Didier Tronchet (scénario) et Olivier Balez (dessin) – Ed. Futuropolis, 144 p., 21 € (12 février) –
Que peut faire une jeune hôtesse de l’air préparant une thèse de psychologie pour devenir » profiler « (physionomiste), lorsqu’elle rencontre, sur un vol Madrid-Lyon, un amnésique en détresse ? L’intégrer dans ses recherches comme » cas d’étude » et l’accompagner dans sa quête d’identité.
C’est ainsi que commence ce thriller psychologique de Didier Tronchet, rondement mené par la dynamique hôtesse, Violette. Car, outre prendre note des comportements et des émotions de son » cas « , celle-ci est bien déterminée à aider Etienne à recouvrer ses souvenirs.
Pour imaginer des stratégies qui susciteraient en lui un déclic salvateur, elle fait appel à ses connaissances littéraires et cinématographiques et à son bon sens. Elle en profite au passage pour le guérir de sa fâcheuse inaptitude à dire non. Ce qui les entraîne dans moult péripéties, lyonnaises, puis équatoriennes, toutes révélatrices d’un pan de vérité.
Ce faisant, ils se découvrent des attraits communs qui les amènent à partager leurs recherches et …leur chambre.
Dans un ultime effort pour connaître la vérité, ils se retrouveront à Quito, au coeur d’une révolution, et là…
Mais, craignant d’en avoir déjà trop dit, laissons au lecteur le soin de découvrir la suite.
Tout au long du récit, on baigne dans des couleurs chaudes de brun, ocre, jaune, oranger, ou au contraire, de rose, bleu ou vert pastel.
Les héros sont figurés par des traits simples et expressifs. Olivier Balez privilégie la plupart du temps les plans rapprochés pour les personnages et le cadre urbain dans lequel les scènes se déroulent. Il opte pour des plans larges sur Lyon, Quito ou la pampa.
De quoi associer suspense et exotisme.
Nicole Cortesi-Grou
To-day
d’Óscar Pantoja, Miguel Bustos, Felipe Camargo et Tatiana Córdoba – Ed. Sarbacane, 128 p., 19,90 € (3 février)
Quatre auteurs, quatre couleurs et quatre dessins différents pour cette version française du texte d’Óscar Pantoja (2013), dont on peut avancer qu’elle ne fera probablement pas date dans l’histoire du 9e Art.
Ce roman graphique, assez complet, sur la vie géant de la littérature latino-américaine, Gabriel García Márquez, surnommé Gabo par ses amis et admirateurs, est parfois un peu difficile à suivre pour le lecteur, constamment balloté d’une époque à une autre, d’un lieu à un autre, au détriment d’une meilleure lisibilité. Il faut ajouter que la traduction de Rudy Ortis n’est pas exempte de certaines pesanteurs.
Mais on doit cependant reconnaître que les auteurs maîtrisent leur sujet, aidés en cela, sans doute, par l’autobiographie intitulée Vivir para contarla*, que Gabo a publiée en 2003, et dont l’exergue fixe assez clairement les limites de l’exercice : « La vie n’est pas ce que l’on a vécu, mais ce dont on se souvient et comment on s’en souvient. »
Gabo naît en 1927 à Aratacata, petit village isolé de Colombie, où sa famille maternelle est arrivée en 1910, suite à une sombre histoire de jalousie, de commérages, et pour finir, de meurtre. Il y a son père, toujours absent et frustré dans sa vie professionnelle, sa mère qui revient chez ses parents pour accoucher, son grand-père orfèvre – figure récurrente du livre, figure centrale dans la vie de Gabo, devenu colonel pendant la guerre des Mille jours, et une grand-mère fantasque aux dons divinatoires, qui donnera naissance au personnage d’Úrsula.
Tout est en place pour que s’élabore lentement, mais avec force, l’œuvre majeure de García Márquez, Cent ans de solitude, qui fut un véritable choc littéraire à sa sortie en 1967.
Au fil des quatre parties, nous voyons comment elle s’est construite, avec ses influences : Kafka, Rubén Dario et bien d’autres – Gabo est un fou de lecture, et ses rencontres capitales : Juan Rulfo, Alvaro Mutis.
Nous découvrons ses souvenirs d’enfance au milieu de fantômes et de femmes au bord de la folie, ses amitiés indéfectibles, comme celle qui le lia à Fidel Castro, qui fera de García Márquez une sorte d’ambassadeur.
Son rôle dans la création de l’agence de presse Prensa Latina et dans la critique de l’impérialisme américain, incarné en Colombie par la United Fruit Company, est également souligné…
Dans Cent ans de solitude, Aracataca deviendra le Macondo des Buendia : « Macondo était alors un village d’une vingtaine de maisons en glaise et en roseau, construites au bord d’une rivière dont les eaux diaphanes roulaient sur un lit de pierres polies, blanches, énormes comme des oeufs préhistoriques. »
Nous voyons défiler des titres, devenus désormais des classiques : Les Funérailles de la grande Mémé, Chronique d’une mort annoncée, Pas de lettre pour le colonel, L’Amour en temps de choléra… Beaucoup sont marqués par ce qu’on a appelé « le réalisme magique », ou la vérité transfigurée par l’imaginaire…
Nous le suivons dans ses très nombreux voyages, qui le mèneront, avec Mercedes, la femme de sa vie qu’il rencontre alors qu’elle n’a que quatorze ans, et ses enfants, de la Colombie au Mexique, en passant par les États-Unis. Et, dans les années 60, jusqu’aux pays « socialistes » où il va connaître le désenchantement.
Puis en 1982, il y aura l’obtention du Nobel de Littérature, consécration justifiée d’une œuvre immense.
En conclusion, malgré la faiblesse de l’entreprise et de sérieuses réserves sur les choix graphiques très atones de la BD, on peut inciter les lecteurs à partir à la découverte d’un homme et d’un auteur d’exception, et à celle d’une oeuvre qui figure au sommet de la création littéraire du 20e siècle.
Danielle Trotzky
* Ed. Grasset, 550 p., 22,50 €
To-day
Thriller de Lorenzo Palloni (scénario et dessin) – Ed. Sarbacane, 128 p., 21,50 € (3 février) –
Un court prologue nous apprend que, dans le passé, en temps de guerre, l’île Modeio a servi de prison pour des déserteurs, et qu’à la faveur d’un accident de fourgon, ces derniers ont abattu leurs geôliers, puis délivré les autres détenus.
Quarante ans ont passé, la sérénité et la concorde règnent sur Modeio, le bruit de l’éternel conflit qui oppose depuis des décennies les armées du Nord à celles du Sud ne parvient pas jusqu’à ses habitants.
Qui aurait pu croire qu’un tel Eden puisse naître de tant de douleur ?, dit l’un des pères fondateurs du village qu’ils ont construit une fois la liberté retrouvée.
Cette quiétude va être mise à mal par l’irruption d’un mystérieux soldat, échoué sur une plage. Qui est-il ? Dit-il la vérité quant à son passé de déserteur ? Pourquoi dans ce cas est-il arrivé à bord d’une embarcation militaire ? Ne présente-t-il pas un danger pour la sécurité des insulaires, dont les belligérants semblent curieusement ignorer l’existence ?
Malgré les réticences des Anciens, Kabé est « adopté » à la majorité des voix. En apparence. Mais chacun sait que les apparences peuvent être trompeuses.
Si le suspense et les rebondissements courent tout au long de cette fiction graphique, sa dimension psycho-sociologique en est une composante non négligeable. On comprend rapidement que la défiance n’a pas sa place au sein de cette communauté osmotique, et que la liberté a un prix.
Bientôt, le rejet sans appel de l’Etranger, attisé par la découverte de son journal intime, va l’emporter sur l’altruisme. La vie de Kabé ne tiendra plus qu’à un fil. Les raisons profondes de sa présence sur l’île vont être mises à nu, ainsi que celles qui ont fait que Modeio a si longtemps été épargnée.
On prend beaucoup de plaisir à lire cet album, qui n’est pas sans évoquer des séries américaines du type « Lost ». Lorenzo Palloni, connu pour son art de cueillir ses lecteurs au détour d’un simple dessin, ne nous réserve-t-il pas une nouvelle fois bien des surprises ?
Anne Calmat
Chez le même éditeur, The corner (2014), 152 p., 23,50 €
To-day
de Vanyda (scénario et dessin) – Ed. Dargaud – 192 p., 14,99 € (29 janv.)
Les premières planches de l’album laissent présager une BD sympathique, mais très girly. Mais en poursuivant…
Coralie, jeune femme de vingt-huit ans, accomplit son parcours du combattant quotidien : trouver quoi se mettre le matin, laver ses jeans le soir, cuire des pâtes sans qu’elles attachent, arroser les plantes, arriver en forme au bureau, faire renouveler son ordonnance de pilules, éviter de trop penser à son ex, lâché cinq mois auparavant…
Au fil des pages l’attention s’aiguise, en particulier lorsque Coralie rencontre dans un cours de capoeira, Kamel, un jeune Franco-Algérien qui la reconnecte avec ses origines asiatiques. La saveur de certains plats laotiens, des questions posées au père, un rêve qui coïncide avec la perte d’un cousin réactivent en elle des attaches jusqu’ici négligées et éclairent sous un jour nouveau son voyage au Laos, cinq ans auparavant.
Au fur et à mesure que le récit progresse, nous devenons partie prenante de leur quête respective. Elle va les mener en Algérie : retour aux sources pour lui, appropriation de sa double culture pour elle, et libération intérieure pour les deux.
L’auteure installe une réelle proximité entre le lecteur et ses personnages. Elle propose la vision idéalisée d’une jeunesse métissée qui échange, partage, navigue entre les aléas et les difficultés de l’existence, et creuse son sillon pour se construire un avenir. On aimerait qu’il en soit toujours ainsi dans la vraie vie et que, comme dans la BD, tout finisse par un happy end.Il n’empêche que l’on est sensible à la fraîcheur et à la générosité bienfaisante qui se dégagent de l’ensemble.
Le graphisme est sobre, vif, expressif, et en parfaite adéquation avec le scénario.
Nicole Cortesi-Grou
Chez le même éditeur : Celle que…
Intégrale (2015), 576 p., 29 €
To-day
de Jane Deuxard (scénario) et Deloupy (dessin et couleur) – Ed. Delcourt, 144 p., 17,95 € –
Jane Deuxard est le pseudonyme d’un couple de journalistes qui a sillonné l’Iran à la rencontre de sa jeunesse.
On découvre leur reportage, dont on mesure, à la lueur de petites scènes introductives et transitoires, les conditions particulièrement périlleuses. Pour mener à bien leur projet, les auteurs en effet ont dû braver les sbires de Mahmoud Ahmadinejad, puis d’Assam Rohani, dépasser leur peur des bassidjis (les anges gardiens du régime), de la police et des contrôles incessants.
Les entretiens ont eu lieu dans des parcs, des cimetières ou des hôtels désaffectés. Celles et ceux qui s’expriment ici vivent à Théhéran, Shiraz, Ispahan, Yazd… Ils se prénomment Gila, Mila, Saviosh, Vahid, Zeinab, Kimia, Omid, Nima et ont entre 20 et 30 ans. Ils sont étudiant, médecin, enseignant, infirmière, femme d’affaires, serveur ou sans emploi. Tous ont pris le risque de se confier. Leur parole les révèle à eux-mêmes, tant les occasions de s’épancher sont rares. Ils parlent pour se libérer, se connaître, faire connaissance avec leur partenaire. Ils expriment leurs désillusions face à un régime que l’arrivée d’Hassan Rohani en 2013 n’a en rien libéralisé.
Les tout-puissants ont l’œil sur tout, ce qui n’empêche ni la corruption ni les petits arrangements avec les interdits, comme par exemple enchaîner les « mariages temporaires » ou filer à Dubaï pour y rencontrer de jolies prostituées.
Au fil des pages, ceux qui ont désappris à rêver déclinent leurs pauvres stratagèmes pour tenter de vivre leur jeunesse malgré tout, s’enlacer, flirter, s’aimer. Mais le prix à payer est élevé : un couple non marié se voit contraint de régulariser ou de payer une forte amende. Les amoureux en sont réduits à trouver des « cachettes », à s’embrasser à la sauvette et à se contenter de rapports « incomplets », puisqu’un test de virginité peut être réclamé par la belle-famille. Le feu vert pour le mariage passant par les parents, les conditions sont draconiennes : possession d’un diplôme, d’un appartement, d’une voiture. Les fiançailles peuvent ainsi se prolonger pendant plusieurs années.
Le régime n’admet aucun écart : écouter de la musique, danser, jouer d’un instrument, boire, même en privé, exposent à la prison, au passage à tabac ou, dans le meilleur des cas, au pot-de-vin. Fumer en public est interdit aux femmes, le voile ajusté est bien entendu obligatoire.
Certains rêvent de partir, conscients malgré tout qu’ils exposent leur famille, qui sera lourdement pénalisée. D’autres trouvent la force de jouir de la transgression et du risque, qui sont autant de parades contre l’ennui profond qui mine la société iranienne.
L’ensemble est d’autant plus saisissant que les émotions et les ressentis sont exprimés au travers de représentations fantasmagoriques particulièrement éloquentes : mère récriminatrice à neuf têtes, « mollah-ogre » s’apprêtant à ne faire qu’une bouchée du peuple iranien…
La simplicité et l’authenticité des témoignages satisfont en tous points notre désir d’en savoir plus sur la vie en République islamique d’Iran, mais laissent l’impression d’un gâchis irrémédiable. On ne peut que compatir à cette jeunesse, qui dit d’elle-même qu’elle est sacrifiée.
Nicole Cortesi-Grou
de Gép (scénario) et Edith Chambon (dessins et couleurs) – Ed. Mouck, 40 p., 9,50 € (en librairie le 12 janvier) –
Un an tout juste après la tuerie de Charlie Hebdo, de Montrouge et de l’Hyper Cacher de Vincennes, et deux mois après le 13 novembre, comment parler à des collégiens des attentats du début de l’année 2015 ? Comment aider les pré-adolescents à cheminer, à prendre position au milieu de cette violence, de ces événements que les adultes eux-mêmes avaient du mal à analyser sur le moment.
C’est à cette tâche que s’emploient les auteurs de Graines de Charlie, huitième opus d’une série destinée aux 9-12 ans. Des albums bien ficelés qui abordent les questions qui font mouche: « La vie sans portable« , « 273 amis » ou « SOS argent de poche« , pour ne citer que quelques titres.
On retrouve Sonia, qui vit avec sa mère avec laquelle elle se chamaille régulièrement, son amoureux Salomé, habitant d’un quartier « sensible », sa copine Zorha, qui refuse de respecter la minute de silence pour les victimes de la tuerie de Charlie. On comprend ensuite comment elle en a pris la décision à ce moment-là.
On pénètre dans les familles, chacun réagissant selon son histoire propre, on constate que les profs, gardiens de la cohésion du groupe, doivent, dans l’urgence, faire respecter ordre, laïcité et minute de silence.
Et ce qui est fort bien dit dans ce livre, c’est la disparité des points de vue, aussi bien du côté des enfants que de celui des adultes.
Les jeunes observent leurs parents, certains comme mamie Claudette, dans le chagrin d’avoir perdu des compagnons de sa jeunesse, Cabu et Wolinski et le vent de liberté qu’ils diffusaient dans leur sillage, d’autres, comme les parents de Zohra, étreints par la peur d’être stigmatisés une fois de plus.
Signe des temps, les médias et les textos vont plus vite que la musique, avec parfois en arrière-plan, rapide et non négligeable, la présence de théories complotistes diffusées sur internet, source d’une lecture obscurantiste du monde, séduisante et réductrice.
Pas facile d’y voir clair quand on est pleine de vie, et de surcroît amoureuse…
Sonia rend visite à Salomé dans sa cité, et se sent rejetée par ses copains de la cage d’escalier – petit coup d’oeil sociétal au passage, car ils ne sont pas tout à fait du même monde.
Les illustration sont pleines de vitalité, d’humour et de sensibilité, comme c’est le cas pour toute la série.
Danielle Trotzky
www.editionsmouck.fr
(en librairie le 22 février)
Ce qu’il faut de terre à l’homme de Martin Veyron (scénario et dessin), d’après Lev Tolstoï – Ed. Dargaud
« Il nous faudra répondre à notre véritable vocation, qui n’est pas de produire et de consommer jusqu’à la fin de nos vies, mais d’aimer, d’admirer et de prendre soin de la vie sous toutes ses formes. »
Pierre Rabhi
Un paysan vit avec sa femme et son fils sur un lopin de terre sibérien, qui leur fournit le nécessaire. Il s’en satisfait avec sagesse, jusqu’à ce qu’une une voix venue de la ville, celle de son beau-frère, lui suggère de s’agrandir et de faire travailler les autres. Il lui prêtera la somme nécessaire pour mener à bien cette reconversion.
Un jour, un intendant, militaire à la retraite, engagé par le fils de la Barynia (la baronne locale) vient s’assurer que les moujiks cessent d’aller systématiquement faire paître leurs bétail sur les terres de cette dernière, de braconner, d’aller pêcher dans ses étangs, ou encore, couper les arbres de son domaine pour en faire du bois de chauffage. L’amende ou le fouet, tu choisis ! Le fautif opte bien souvent le châtiment corporel.
Puis la Barynia décide de vendre ses terres à son intendant. Révolte et assemblée générale des paysans. Après avoir envisagé de trucider le gêneur, on se range à l’idée de proposer une somme supérieure à la Barynia et de créer une coopérative agricole.
Les terres appartiennent désormais à la commune, mais peu à peu les dissensions sur la manière de les exploiter et les rivalités se font jour. Pour le héros, le besoin insatiable de voir ses possessions s’étendre à perte de vue est devenu obsessionnel. Il se pourrait même qu’il lui soit fatal. « Le pivot du mal n’est-il pas la propriété ? » écrit Tolstoï en 1883 dans Que devons-nous faire ?
« Deux mètres de longueur sur un mètre cinquante de largeur et de profondeur, voilà ce qu’il faut de terre à l’homme », précise-t-il trois ans plus tard dans cette fable, que Martin Veyron adapte en développant le côté prédateur du personnage principal.
Cette nouvelle illustration de la cupidité et de la perte de l’essentiel est servie par une grande fluidité du récit – découpé en sept épisodes – malgré la multiplicité des personnages, parfois hauts en couleur. De nombreuses planches muettes laissent au lecteur le loisir d’appréhender le monde rural russe de l’immédiat post-servage ; tout renvoie à cette atmosphère romanesque que l’on retrouve chez Tchekhov, Gogol et nombre d’écrivains russes du 19e siècle.
Anne Calmat
144 p., 19,99 €
Texte Vincent Henri, dessin Gaël Henry – Ed. Sarbacane, 160 p., 22,50 € 6 janvier)
La première case de l’album fait état de la Une d’un quotidien d’inspiration libertaire, Germinal. » Jacob devant ses ennemis « , peut-on lire.
On est en mars 1905, pas de suspense possible, celui qui défraie la chronique judiciaire du fait de ses multiples cambriolages, perpétrés au nom d’un idéal anarchiste, est sur le point d’être jugé. À vingt-six ans, il risque les travaux forcés à perpétuité. Alexandre Jacob, que l’on repère immédiatement sur la bd à son nez en forme de sucre d’orge, n’est pas seul dans le box des accusés, ses complices, » les Travailleurs de la nuit « , attendent eux aussi de savoir à quelle sauce ils vont être dévorés.
Ce procès retentissant est, pour nous lecteurs, l’occasion de découvrir les circonstances qui ont présidé à l’engagement politique de ce tout jeune homme, militant indéfectible de la cause anarchiste, stratège hors-pair de la cambriole, et à son arrestation.
Le premier coup d’essai de la bande se révèle être un coup de maître: le directeur du très emblématique Mont-de-Piété est délesté en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire des alliances et autres objets précieux qui ont appartenu à ceux que la misère avait poussés à se séparer de leurs précieux souvenirs.
Dès lors, les fric-frac s’enchaînent (150 avoués), les parties de cache-cache avec la maréchaussée aussi, avec parfois retour à la case prison pour le monte-en-l’air, et évasion rocambolesque en bouquet final. Jacob et ses complices ont l’art du déguisement et de la mystification, ils vont en user à de nombreuses reprises. Mais tout cela, ce ne sont que des escarmouches, déclare-t-il au bout de quelques temps. Fort de sa conviction de faire oeuvre de salubrité publique en dépouillant les riches pour donner aux pauvres, le jeune marseillais désire maintenant mener une bataille d’envergure contre le capitalisme et ses privilèges.
Alexandre Jacob répond sans jamais louvoyer aux questions que lui pose le président du tribunal d’Amiens. Non seulement il assume les faits qui lui sont reprochés, mais il les revendique haut et fort, avec un humour et un sens de la répartie qui forcent l’admiration.
Il est évident que je préfèrerais être libre et que mes compagnons ne risquent pas leur vie dans ce procès inique. Mais force est de reconnaître que ce tribunal m’offre une tribune inestimable, une occasion inespérée d’ouvrir les yeux du peuple, écrit-il dans son journal. Cependant, s’il se réjouit de pouvoir délivrer son message devant le plus grand nombre, il ronge son frein car compte bien jouer » les filles de l’air » dès que l’occasion s’en présentera. Ne l’a-t-il pas déjà fait ?
Comment ne pas être fasciné par cet homme éminemment romanesque (il a inspiré le personnage d’Arsène Lupin à Maurice Leblanc), resté libre et fidèle à la cause anarchiste jusqu’à la fin de sa vie, qu’il a quittée quand bon lui a semblé. On regrette évidemment que l’album ne se concentre que sur les années – fondamentales – qui vont grosso modo de 1890 à 1905, tant ce que l’on y découvre est passionnant, mais les curieux pourront aisément en savoir plus, en consultant le site www.atelierdecreationlibertaire.com/alexandre-jacob ou en parcourant la thèse de doctorat en histoire contemporaine de Jean-Marc Delpech (Université Nancy 2, 2006).
Anne Calmat
– Le ténébreux voyage de Józef Teodor Konrad Korzeniowski de Christian Perrisson (récit) et Tom Tirabosco (dessin) – Ed. Futuropolis, 176 p., 24 € (audio)
Chronique
: Juliette Poullot, librairie « Les Buveurs d’encre« , Paris 19e
Également diffusée dans l’émission « Act’heure » sur FPP 106.3 (rediffusion)
d’après le roman de Jack London – Récit Denis Lapière – Dessins et peintures Aude Samama – Ed. Futuropolis, 176 p., 24 € (7 janv. 2016)
Ce n’était pas une mince affaire que de s’atteler à la mise en images d’un roman qui fait toujours l’objet d’un véritable culte. Ecrit en 1909 par Jack London (1876-1916), Martin Eden retrace l’itinéraire d’un jeune homme du peuple qui, par hasard, va pénétrer dans la bonne société d’Oakland, au début du 20e siècle.
Grâce à ses entrées dans la famille Morse, le marin bagarreur va être fasciné par cette bourgeoisie dont il découvre peu à peu le parler et les règles de bienséance. Il pense alors qu’il lui suffit de changer de langage, de culture, de se livrer corps et âme à la littérature pour gagner le coeur de Ruth, la jeune fille de la maison.
De son côté, cette jeune fille, cultivée mais protégée de la vie, se prend pour un mentor, sans bien saisir la nature de l’attraction qu’exerce sur elle cet homme singulier qui l’idolâtre. Elle va tenter de le façonner et d’en faire un objet présentable pour sa classe sociale, en lui rognant les ailes et en prenant le pouvoir sur lui, au nom de l’amour.
Martin va accéder à la culture dans un cheminement d’autodidacte boulimique et désordonné qu’on pressent voué à l’échec, et au prix de sacrifices surhumains, atteindre l’objectif littéraire qu’il s’est un jour fixé.
On traverse dans ce récit le monde de la mer, mais de façon assez fugace, on découvre les faubourgs d’Oakland, les galetas incommodes, les bars, les rues, les réunions politiques, les intérieurs bourgeois.
L’adaptation de Denis Lapière, les dessins et peintures remarquables d’Aude Samama, son travail sur les couleurs, les angles et les gros plans rendent compte des passages les plus marquants du récit. Le choix de ses moments essentiels et l’attention portée au langage et à son évolution, font qu’on peut dire que le pari d’une adaptation graphique de l’œuvre est réussi.
Ce qu’on perd de débats intérieurs, de réflexions politiques et philosophiques, on le trouve dans la façon dont sont peints les habitats, les lieux, la nature où se joue la parenthèse idyllique – édénique – de l’aventure amoureuse entre Martin et Ruth. Dans les chambres misérables aussi, où Martin se met à étudier puis à écrire, dans les bars à la Edouard Hopper où il s’enivre avec désespoir, dans la blanchisserie où il trime comme une bête de somme, perdant alors toute possibilité de créer et même de penser – une remarquable illustration de l’aliénation par le travail.
Tout cela est minutieusement restitué, jusqu’au détail graphique d’un vase que Martin manque de faire tomber lors de sa première visite dans le « beau monde », et qui en dit long sur l’inconfort du jeune homme à se mouvoir dans un milieu qui n’est pas le sien.
On a beaucoup écrit, beaucoup glosé sur le sens de ce roman. On peut dire qu’il a échappé à son auteur, qui voulait donner à saisir l’inanité de la volonté individuelle, de l’ambition personnelle, lui qui adhérait aux idées socialistes de son temps. Le lecteur s’attache envers et contre tout à cet homme épris d’absolu et souvent perçu comme un modèle, une sorte d’archétype de la réussite à l’américaine. Or c’est bien une entreprise vouée à l’échec que Jack London a voulu dépeindre.
Idéaliste, individualiste, Martin Eden est condamné d’avance à ne pouvoir trouver sa place dans cette société, même s’il finit par être reconnu comme un grand écrivain. Perdu entre deux mondes, délesté de ses illusions, il n’avait d’autre choix que celui qui clôt le récit.
C’est bien sûr en partie de London lui-même qu’il est question, la dessinatrice lui donne d’ailleurs les traits de l’auteur. Mais les grandes oeuvres sont ouvertes et se prêtent à des lectures multiples et infinies, cet album y prend sa place.
Gageons qu’il conduira le lecteur à (re)découvrir un roman qui interroge si puissamment sur les inégalités sociales, les idéaux et ce qu’il en reste, les désillusions amoureuses, la création… Sur ce qu’est la vie, au fond.
Danielle Trotzky
To-day
Bécassine Une Légende du siècle de Bernard Lehembre et Joseph-Porphyre Pinchon – Musée de la Poupée*, 168 p., 29 € –
Annaïck Labornez, née en février 1905 à Clocher-lès-Bécasses, plus connue sous le nom de Bécassine, ne sait pas lors de sa première apparition, qu’elle va devenir l’un des personnages les plus connus de la bande dessinée.
La brave petite Bretonne, tout à la fois naïve et dévouée, servante au grand coeur, traverse avec succès tout le XXe siècle et joue les prolongations au XXIe. Autour d’elle gravitent quelques personnages hauts en couleurs, parmi lesquels se distinguent la célèbre marquise Grand-Air et sa fille adoptive Loulotte. »*
1905, c’est l’année de la première publication d’un magazine destiné aux petites filles, intitulé la Semaine de Suzette. Les circonstances vont amener Suzette et Bécassine à faire un bout de chemin ensemble. À quelques jours de sa mise en vente, la dernière page du mag est toujours blanche. Que faire ?
Maurice Languereau (alias Caumery à partir de 1913), neveu de l’éditeur de « la Semaine« , écrit à la hâte l’histoire d’une petite campagnarde un peu gauche et ingénue – mais qui s’avèrera par la suite plutôt finaude – fraîchement débarquée dans la Capitale. On fait appel au seul dessinateur présent, Emile-Joseph Pinchon, et hop ! le tour est joué… et la carrière de Bécassine, lancée.
L’Erreur de Bécassine (titre de cette page) va être un succès immédiat. La gamine au visage rond et aux yeux en forme de boutons de bottine aura par la suite plusieurs papas et une maman. Elle va participer à la Seconde Guerre Mondiale (ses albums, jugés subversifs par les Allemands seront saisis), voyager, mener des enquêtes, faire de l’escalade, pouponner, piloter un avion, fêter ses 90 ans, ses 100 ans, puis ses 110 ans. Une « véritable fresque proustienne« , écrira Francis Lacassin dans le Magazine Littéraire de janvier 1969.
Dans l’esprit de Caumery, il s’agissait simplement de divertir les jeunes lectrices de la Semaine de Suzette, mais Bécassine va, presque à son insu, damer le pion à toutes ses concurrentes potentielles et régner en maître sur l’hebdo qui l’a vue naître. Puis partir vivre sa vie sous d’autres cieux dès 1913.
« Son » dernier album, Bécassine au studio, a été réédité en 2005 (on l’avait découvert sous cette forme en 1993), suivi en février 2015 de Bécassine Une Légende du siècle (réédition). Rendez-vous en 2025 ?
A.C.
Le Chat du Rabbin de Joann Sfar – Ed. Dargaud – Intégrale (vol. 1 à 5), 288 p., 34,90 € – Tu n’auras d’autre dieu de moi (vol. 6), 56 p., 12,99€
Depuis décembre 2006 et l’album Jérusalem d’Afrique, le chat n’avait plus parlé ni pensé, ni même miaulé. Sauf au cinéma, dans le long-métrage réalisé par Joann Sfar et Antoine Delesvaux, »Le Chat du Rabbin » (César du meilleur film d’animation 2012).
C’est donc avec émotion que les fans de la série ont découvert en août dernier ce sixième opus, intitulé Tu n’auras pas d’autre dieu de moi. L’auteur y explore l’une après l’autre les différentes facettes de la vie du rabbin à Oran. La population de cette ville aux origines multiples a appris, au cours d’une longue histoire, à ne pas dépasser certaines limites, ou à ne les enfreindre… que dans certaines limites.
Dans le premier épisode, La Bar-Mitsva, le rabbin découvre que son chat, qui s’est mis à parler à la suite d’un incident déplorable, a étudié les livres de son maître et qu’il les explique à sa façon.
Le Chat, ce grand bavard philosophe, que ses études rabbiniques ont rempli d’astuce (et d’astuces), ne dédaigne pas pour autant les ficelles de l’esprit occidental. Il commente, tout au long des histoires suivantes, les voyages et les équipées dans lesquelles son maître est entraîné par des personnages parfois saugrenus mais toujours significatifs.
Ainsi dans Le Malka des Lions (les montagnes de l’Afrique du Nord et les fiançailles de Zlabya, la fille du rabbin), L’Exode (la belle-famille de Zlabya dans le Paris des années 20), Le Paradis terrestre (la longue errance du rabbin, de son cousin le Malka et de son vieux lion), puis dans la surprenante Jérusalem d’Afrique, protégée par de féroces gardiens.
Avec Tu n’auras pas d’autre dieu que moi, nous revenons à Oran, cette ville magique où les hommes habitent dans de vieilles pierres dont ils semblent issus. Zlabya attend son premier enfant. Le chat est inquiet. Sa maîtresse ne fait guère attention à lui, elle vit dans un rêve où il ne peut la suivre. D’ailleurs il n’a pas le droit de lui parler, il l’a promis au rabbin.
Et à la naissance de l’enfant, le Chat comprend que la mère, le père et leur petit sont maintenant dans un jardin clos, dont l’accès lui est interdit. Il en vient à se demander « Et si ce n’était pas moi le centre du monde ? »
Il s’en va, il essaie de devenir un « chat normal », mais ce n’est pas facile quand on en a depuis si longtemps perdu l’habitude. Il fait la connaissance de « la petite souris » et l’accompagne dans une aventure à la fois désopilante et sordide, dont il sort dégouté.
Le dessin de Joann Sfar est toujours aussi évocateur. Il contribue à créer chez le lecteur un espace de liberté, où les idées se nichent et évoluent à leur façon.
Zlabya a raison de dire : « Les rêves, ce n’est pas des mensonges, si je ne rêvais pas, j’exploserais. »
Jeanne Marcuse
http://www.allocine.fr/video/player_gen_cmedia=19214108&cfilm=129365.html
To-day
… avec la parution de deux albums-anthologies aux Ed. Dargaud et une exposition à la BPI du Centre Pompidou, jusqu’au 8 février 2016
Les années Pilote, 220 p. 28€ – Morceaux choisis 128 p., 30€ (depuis nov. 2015)
Petite piqure de rappel. Dans les années 50, la bande dessinée franco-belge est considérée comme un divertissement réservé aux enfants. Quelques parutions font cependant tache (Le Journal de Spirou, Le Journal de Tintin…). C’est à la faveur de leur succès naissant que le premier numéro de Pilote, destiné aux adolescents, sort en octobre 1959. L’hebdo surprend par son contenu et la diversité de ses signataires : Uderzo, Goscinny, Hébrard, Tabary, Charlier… Ainsi que des personnalités du monde sportif, comme le coureur automobile Maurice Trintignant ou le footballeur Raymond Kopa.
Le Grand Duduche (Cabu, 1962), Achille Talon (Greg, 1963), Les Dingodossiers (Goscinny-Gotlib, 1963), Philémon (Fred, 65), etc.
En 1969, c’est au tour de Cellulite de se pointer, avec Claire Bretecher dans le rôle de la bonne fée. Elle va « transformer ce qui aurait pu être doux et fade en quelque chose d’appétissant et d’incroyablement farfelu », écrit alors René Goscinny. Cellulite a effectivement peu d’atouts dans son jeu : « La petite princesse ne fut pas baptisée Céleste, Blanchemine ou Claire, mais Cellulite. Le bon roi ne s’intéressa qu’au pognon et à courir le guilledou. Les princes devinrent des coureurs de dote, et Cellulite elle-même, une virago au visage approximatif ».
Le style graphique de Claire Bretécher fait mouche, ses dialogues ciselés au cordeau, son sens de la parodie et son côté visionnaire sont d’une audace réjouissante et ancrent un peu plus la BD dans le monde des adultes. Avec en point d’orgue, la création de l’Echo des Savanes en mai 72.
Claire ne va pas se contenter de mettre en scène les états d’âme de la princesse Cellulite, les vapeurs de Camomille, les problèmes existentiels de Guiguite ou d’Agripine, elle va également faire un sort aux « pseudos » de tous poils. Dans les Frustrés (Obs, 1973), elle décrit avec une ironie mordante les mœurs du microcosme post-soixante-huitard parisien, où féministes patentées et intellos fumeux refont le monde aux Deux-Magots. Elle saura aussi anticiper sur les grands sujets qui agiteront la société trois ou quatre décennies plus tard (GPA, PMA, mariage pour tous, identité sexuelle). Pour l’heure Uderzo et Goscinny sont enchantés, Gotlib, tout aussi enthousiaste, décide de taquiner la muse…
« Ses cheveux blonds / Nous éblouissent / Ses joues rose bonbon / Nous attendrissent / L’eau claire de ses yeux / Nous fait chanter (…) / Son joli sein rond / Est un poème / Sa jambe est un affront / A Vénus même / Alors, pourquoi ? Pourquoi ? / (Que Dieu nous perde!) / Dessine-t-ell’ si bien qu’ça ? / Ell’ nous emmerde ! (Ode à Claire)
Claire Bretécher : un saut de quarante-cinq ans dans le temps, et le constat pour celles et ceux qui (re)découvriront ses planches insolentes, que celui de l’insouciance, des utopies essentielles et des matins clairs, semble aujourd’hui révolu.
Anne Calmat
* Exposition Claire Bretécher – BPI du Centre Pompidou (lundi, mercredi, jeudi, vendredi 12h – 22h – Samedi et jours fériés 11h – 22h). Entrée libre.
Les variations d’Orsay de Manuele Fior (texte et dessin) – Ed. Futuropolis, 72 p., 16 euros
Chronique : Juliette Poullot, également diffusée dans l’émission « Act’heure » sur Fréquence Paris Plurielle 106.3 FM
Le 27 novembre – Rencontre avec Manuele Fior et Florent Chavouet (pour son album « L’ïle Louvre », Ed. Futuropolis) aux Buveurs d’Encre, 59 rue de Meaux Paris 19e – M° Jaurès
En descendant le fleuve et autres histoires de GIPI (textes et illustrations) – Ed. Futuropolis, 128 p., 19 €
L’album regroupe une douzaine de récits, plus ou moins longs, qui pour beaucoup ont été publiés dans différentes revues italiennes à la fin des années 1990. La diversité des thèmes abordés – l’amitié, la perte d’un enfant, les fantasmes sexuels, la perversité, le respect de la dignité humaine -, celle des choix graphiques de l’auteur – aquarelles profuses et subtiles, dessins dépouillés en noir et blanc – vont une nouvelle fois faire mouche auprès des fans du maestro assoluto de la bande dessinée transalpine.
Ici, tout semble vibrer au rythme d’une phrase musicale. L’adagio précède le vivace, lui-même suivi d’un allegro ma non troppo.
Assez peu d’allégresse en effet dans ces pages plus amères que douces, qu’une exploration de nos failles semble relier.
Le premier récit, intitulé En descendant le fleuve, est autobiographique. Les souvenirs de jeunesse de l’auteur riment avec son odyssée sur un canot pneumatique, en compagnie d’un ami, via la mer Tyrrhénienne. Tout est là: les méandres du fleuve, l’éclatante beauté des paysages, les nuits passées à sonder les bruits de la forêt, les surprises qui surgissent au détour d’un sentier… Le récit reprend et s’achève au douzième épisode sur une image effrontément scatologique. S’agit-il de la part de GIPI, devenu adulte, d’une allusion à cette maxime mi-figue, mi-raisin qu’on attribue à Boris Vian: « La vie est une tartine de merde dont on croque un bout tous les jours » ?
Entre les deux, des histoires souvent tragiques: un boxeur, que ses managers avides de profits ont sciemment envoyé au casse-pipe. « Arbitre, sommes-nous des figurants dans la vie d’autrui ? », se demande-il avant d’entrer dans le long tunnel qui va le conduire vers l’oubli définitif de tout ce que fut sa vie.
Plus loin, un ouvrier un peu fleur bleue décide de meubler sa solitude avec une Bimbo gonflable, plus vraie que nature. Une bande de flics graveleux ne va tarder à salir cette relation hors norme.
Certaines scènes font écho à une actualité toujours plus peignante: « Ça peut paraître bête, tous ces gens, comme moi, qui continuellement apprennent qu’il y a eu cent, deux cents morts noyés dans un naufrage, mais qui partent quand même (…) quitte à mourir », dit un jeune Ivoirien, abandonné avec ses compagnons d’exil au milieu du désert par ceux qui leur refusaient tout droit de transit sur la terre algérienne. Le texte a été publié en 2007 dans le collectif « Paroles sans papiers » (Ed. Delcourt).
Certains récits, plus oniriques ou plus fantastiques, ne se laissent pas aisément déchiffrer et donnent matière à cogitation. D’autres encore se présentent sous la forme d’un point d’interrogation.
Qu’est-ce que le génie ?
À quoi tient la promesse d’une nuit d’amour ? Réponse (volontairement sibylline): à un téléphone portable.
Anne Calmat
Diario di fiume e altre storie – GIPI – Coccino Press (Italia) – Traduction Carmela Aloia
L’album contiene una dozzina di racconti, più o meno lunghi. Molti sono stati pubblicati in diverse riviste italiane alla fine degli anni 90.
I temi trattati – l’amicizia, la perdita d’un bambino, i fantasmi sessuali, la perversità, il rispetto della dignità umana… Quella delle scelte grafiche dell’autore – acquerelli profusi e sottili, puri disegni neri e bianchi, faranno sicuramente colpo ai « fans » del maestro assoluto dei fumetti transalpini.
Qui, ogni cosa sembra vibrare al ritmo di una parola musicale. L’adagio precede il vivace, seguito da un’ allegro ma non troppo.
Poca allegria infatti tra queste pagine più amare che dolci, che una scoperta della nostra debolezza sembra riunire.
Il primo racconto, intitolato » Scendendo il fiume » è autobiografico – Ricordi di gioventù dell’autore rimane con il suo odissea su un canotto pneumatico, in compagnia di un’amico, verso il mare tirreno.
Ecco tutto – i meandri del fiume, la stupenda bellezza dei paesaggi, la notte trascorsa ad ascoltare i rumori della foresta, le sorprese che spuntano da un sentiero…
Il racconto continua e finisce al dodicesimo episodio con un’ immagine sfacciatamente scatologica. Si tratta da parte di GIPI, diventato adulto, con un’allusione a Boris Vian che diceva » La vita è una tartina di merda, si morde un pezzettino tutti i giorni » ?
Fra i racconti, spesso tragici : un pugile, i cui managers consapevolmente avidi di profitti, lo danneggiano. » Arbitro, facciamo da comparse nella vita di altrui ? « , si chiede prima di entrare nel lungo percorso che lo porterà verso l’oblio definitivo di tutto quello che fù la sua vita.
Più avanti, un operaio sentimentale decide di colmare la sua solitudine con una Bimbo gonfiabile. Una banda di poliziotti corrotti stanno per avvilire questa relazione fuori norma.
Alcune scene fanno eco ad un’ attualità sempre più dipinta. » Sembra stupida, tutta quella gente, come me, che in modo continuo impara che ci sono stati cento, duecento morti annegati in un naufragio, pero vanno via ugualmente ( …) Meglio morire, dice un giovane della Costa d’Avorio, abbandonato con i suoi compagni di esilio in mezzo al deserto, da chi rifiutava il diritto di transito via terra algerina.
Il testo è stato pubblicato nel 2007 in un collettivo, » Paroles sans papiers » ( Ed. Delcourt ).
Certi racconti più onirici o più fantastici sono difficilmente comprensibili e fanno riflettere. Altri ancora prendono la forma di un punto interrogativo. Cos’è il genio ?
Da cosa dipende la promessa di una notte d’amore ? Risposta ( volontariamente sibillina): da un cellulare.
Saison brune de Philippe Squarzoni (scénario et dessin) – Ed. Delcourt, 477 p., 29,95 €
À l’heure où la COP 21 devient imminente, il nous a paru pertinent de présenter cette « Saison brune » (parue en 2012) qui est en parfaite adéquation avec la manifestation qui se tiendra à Paris du 30 novembre au 11 décembre 2015. Avec Philippe Squarzoni, le pavé n’est jamais loin de la mare. Au sens propre comme au figuré. Témoin, ce pavé de 477 pages qui nous rappelle Le compte à rebours est lancé et notre crédit de temps est limité, il est déjà trop tard pour faire marche arrière. », écrit-il. Le titre de l’album fait du reste référence à cette cinquième saison qualifiée de « brune » dans le Montana, période d’indécision entre l’hiver et le printemps.
Pour cela, l’auteur, grand zélateur de la bande dessinée d’intervention politique devant l’Eternel, a fait appel de nombreux spécialistes, qu’il met en scène dans son récit : des climatologues, un physicien nucléaire, une spécialiste en gestion de l’environnement, des économistes, un journaliste.
Les deux premiers chapitres sont consacrés aux aspects scientifiques du réchauffement de la terre: fonctionnement du climat, augmentation des gaz à effet de serre, risques encourus, expertise menée par le GIC et par les participants au mouvement altermondialiste ATTAC, etc. Puis Philippe Squarzoni se livre à un recensement de leurs conséquences – nul besoin de les énumérer, elles s’étalent chaque jour sous nos yeux – et de leurs remèdes possibles. Que faire, quand tout ce qui est en cause est fondamentalement lié au fonctionnement même de nos sociétés ? Par quoi, par où commencer ? Quelle peut être notre action niveau individuel ?
Il analyse les différents scénarios énergétiques qui s’offrent à nous, puis élargit son questionnement à d’autres dysfonctionnements notoires. Il met en garde et examine les modèles de sociétés qui permettront de limiter les dégâts.
À l’instar de ses précédents albums*, Philippe Squarzoni trouve la bonnes distance entre didactisme à tout crin et vie au quotidien. Il émaille son récit de références cinématographiques (Kurosawa, John Ford…), de croquis sur le vif, de graphiques, de saynètes. Le tout rythme, diversifie et fluidifie un scénario particulièrement foisonnant, à défaut d’être réconfortant.
A. C.
*Aux Ed. Delcourt : « Dol », « Garduno, en temps de paix », « Zapatta, en temps de guerre », « Torture blanche »
To-day.
Cher pays de notre enfance Enquête sur les années de plomb de la Ve République de Benoît Collombat (récit) et Etienne Davodeau (dessin) – Ed. Futuropolis, 232 p., 24 €
Les affaires politico-judiciaires non résolues ou délibérément enterrées vous passionnent ? Cette bande dessinée est pour vous.
On est en octobre 2013, le journaliste d’investigation Benoît Collombat (France Inter) et le dessinateur Etienne Davodeau préparent un documentaire graphique sur deux événements majeurs qui ont marqué les années 1970.
Le premier concerne l’assassinat du juge Renaud, dans la nuit du 2 au 3 juillet 1975. Une exécution qui n’était vraisemblablement pas liée à un règlement de comptes de voyous, comme il a alors été dit, mais plutôt à l’enquête que celui qu’on appelait « le shérif » menait sur le dernier hold-up en date du Gang des Lyonnais et sur ses accointances avec le SAC (Service d’Action Citoyenne), soupçonné d’être le bras armé de nombreuses personnalités de très haut rang du monde politique, et l’un des pourvoyeurs de fonds d’un « certain parti gaulliste ».
Pour cela, Colombat et Davodeau vont rencontrer nombre de témoins clé de l’époque: des ex-magistrats, des parlementaires, des ex-fonctionnaires de police, des journalistes, etc. Puis ils vont recouper les témoignages recueillis, la grande majorité s’accordant à confirmer ce que Robert Paranc, ancien journaliste à RTL, a résumé par « il fallait éliminer ce juge qui faisait chier tout le monde et qui voulait prouver que l’argent du hold-up servait à alimenter les caisses d’un parti politique. » L’affaire Renaud s’est soldée par un non-lieu en 1992.
La suivante pourrait bien faire parler d’elle à nouveau.
Benoît Collombat et Etienne Davodeau sont maintenant sur la rive de l’un des étangs de Hollande, dans les Yvelines. C’est là que le ministre en exercice Robert Boulin se serait suicidé le 30 octobre 1975, après avoir été mis en cause dans une histoire de terrain acheté à bas-prix à Ramatuelle. Son corps tuméfié avait été retrouvé immergé dans soixante centimètres d’eau. Derrière le pare-brise de sa voiture, un mot d’adieu laconique destiné aux siens.
Le journaliste et le dessinateur vont enquêter durant des mois auprès de plusieurs témoins, qui eux aussi s’accorderont à dire que Robert Boulin détenait des informations extrêmement sensibles et qu’il s’apprêtait à les étaler sur la place publique. Là encore, une cascade de faits troublants va étayer la théorie d’un assassinat politique: une autopsie bâclée, des lividités cadavériques placées au mauvais endroit, des prélèvements mystérieusement disparus, deux hommes aperçus aux côtés du ministre peu de temps avant son suicide…
Sa famille n’y a jamais cru, elle s’est battue pendant plusieurs années pour que le dossier ne tombe pas dans l’oubli. Bien lui en a pris, puisque « des éléments nouveaux viennent de ressurgir, le dossier Robert Boulin, va être rouvert », pouvait-on lire dans la presse du 10 septembre dernier.
Une bd édifiante, passionnante, nécessaire. On suit pas à pas les deux investigateurs et leurs témoins, on croise Jacques Chaban-Delmas, Valéry Giscard d’Estaing, Charles Pasqua (qui n’acceptera jamais de recevoir les enquêteurs), Alain Peyrefitte, Olivier Guichard et consort, pour n’en citer que quelque-uns. Ils sont tous plus ressemblants les uns que les autres, grâce au coup de crayon virtuose d’Etienne Davodeau. L’album se referme sur une post-face signée Roberto Scarpinato, juge anti-mafia au tribunal de Palerme.
A. C.
Le voyage de Phoenix de Jung (texte et dessin) – Ed. Soleil, 320 p., 19,99€
Après son bouleversant « Couleur de peau: miel* » et le film d’animation qui a suivi, Jung revient sur le devant de la scène bédéiste avec un nouveau roman graphique -en partie autobiographique- qui a pour thèmes la quête des origines, les secrets de famille, la mort, la renaissance, la résilience.
Ici, plusieurs destins s’entrelacent pour former un tout. Celui de la narratrice, Jennifer, dont le père, un marine américain, serait mort en Corée du Sud peu avant sa naissance. Une chape de plomb s’est abattue sur les circonstances qui ont entouré sa disparition. N’en pouvant plus et se sentant souvent en terrain hostile, la jeune fille s’est rendue à Séoul dans l’espoir de découvrir la vérité. Elle y vit depuis six ans au moment où débute cette histoire. On y découvre le destin du petit Kim, cinq ans, que ses parents adoptifs, Aron et Helen, sont venus chercher à l’orphelinat américain de Séoul. C’est Jennifer qui leur a remis l’enfant. Aron est dessinateur de BD.
L’arrivée de ce petit être solaire « habité par une âme très ancienne » marquera à tout jamais leur vie, ainsi que celle de Chelsea, sa demi-sœur, et de l’oncle Doug.
 cette histoire intimiste, vient se greffer celle de la guerre fratricide que se sont livrées les deux Corées au début des années 50, avec en toile de fond, le régime terrifiant du dictateur Kim Il Sung et le sort qui était réservé à ceux qui tentaient de le fuir. Le personnage de San-Ho, passé du Nord au Sud après dix-huit ans de captivité dans un camp de discipline, en est la parfaite illustration.
En prélude à chacun des vingt-et-un chapitres qui composent cet album, le fabuleux oiseau, posté en sentinelle, semble être une promesse de renaissance pour ceux que la vie a détruits.
Se contenter de souligner la beauté évidente des dessins de Jung, sans parler de leur formidable puissance évocatoire serait totalement réducteur. Gageons que « Le voyage de Phœnix » sera l’une des stars d’un prochain festival de bande dessinée.
Anne Calmat