Des « Courtes distances » aux « Grands espaces »… d’hier et d’aujourd’hui

B
Sortie le 15 février 2018. Sélection Angoulême 2019

de Joff Winterhart (G.B.), traduction Martin Richet – Ed. çà et là.

Visuels © C. Winterhart/çà et là

Dans L’été des Bagnold (2013), Joff Winterhart avait su capter les tourments de l’adolescence et la difficulté que connaissent un fils et sa mère à communiquer, ou tout simplement à être sur la même longueur d’ondes.

Dans cet album, composé quatre ans plus tard, il est certes question d’un fils et de sa mère, mais c’est ici une tout autre histoire que nous conte Joff Winterhart – avec cet art consommé de la demi-teinte qui le caractérise. 

« Après trois tentatives universitaires avortées, une période infructueuse de travail en free lance… et la dépression qui s’en suivit, je prenais un nouveau-nouveau départ. (…) J’avais quand même appris une chose : chaque tentative de gagner de l’argent, qui me tenait à coeur ou qui me plaisait, s’était soldée par un désastre. (…) »

Un nouveau départ donc pour Sam, vingt-sept ans, qui à sa sortie de clinique retrouve le douillet nid maternel. Pour le meilleur. Sa mère a en effet tapé dans l’oeil d’un certain Keith Nutt, la cinquantaine bien enrobée, qui lui a proposé d’embaucher son grand dadais de fils dans sa petite entreprise spécialisée dans la distribution et le transport.

Notre première rencontre. (p.6)

Que distribue-t-elle ? Que transporte-t-elle ? Sam n’en n’aura qu’une très vague idée. Contraint d’attendre le retour de son boss une grande partie de la journée, le jeune homme ne va pas tarder à comprendre que son job consiste essentiellement à recueillir ses souvenirs de jeunesse, dont la plupart impliquent un certain Geoff Crozier.  Peu à peu, Sam se sent mieux. Il semble puiser une force nouvelle dans celle de Keith, dont il découvre progressivement les failles.

Ce que tu as sous les yeux est une arme fatale… (p.106)

De rugueuse au départ, la relation entre les deux hommes va finalement faire place à une connivence presque filiale.

Simple, profond, brillamment dialogué, l’album montre avec justesse la mélancolie d’un quotidien sans relief et les affres de la solitude.

Anne Calmat

… Et je me dis, ce samedi soir, que nous avons peut-être plus de choses en commun que des sœurs en Australie et de l’eau de coco. (p. 89)

128 p., 24 €

Depuis le 21 septembre 2018. Sélection Angoûlème 2019

de Catherine Meurisse (texte et dessin) – Ed. Dargaud

Visuels © C. Meurisse/Dargaud

Paris, ciel gris, bas et pollué. Dans un appartement donnant sur les toits, une jeune femme trace sur un mur le dessin d’une porte, formulant le vœu que celle-ci ouvre sur les champs et les près. Et… comme dans un conte de Marcel Aymé, la porte s’ouvre, révélant un champ de tournesols.

Ce récit est celui d’une évasion dans la mémoire retrouvée et de la célébration d’une guérison.

Mû par une intuition, un couple décide d’aller vivre à la campagne pour donner une chance à leurs deux filles : l’auteure et sa sœur.

Le père, habité par la fibre constructive, restaure une vieille ferme en ruines pendant que la mère saisie d’une fièvre horticole sème à longueur de journée des graines dans les champs alentours et dans le cœur des enfants, en leur récitant poèmes et citations.

Les filles transformées en exploratrices conservent leurs étranges trouvailles dans un musée, créé dans le souci culturel d’imiter Pierre Loti, mais aussi d’arrondir leur argent de poche en le donnant à visiter aux parents et voisins.

Ce sont les animaux qui leur font découvrir les expériences de la mort, de la fécondation et du don de la vie. L’apprentissage de la littérature se fait à travers fleurs et fruits : les lettres grecques par les roses du Centifolia au parfum entêtant, Proust par la grande sauge des prés, qui, lui semblait-il, avait toujours quelque chose à lui dire, Montaigne par la beauté de ses roses éponymes et Rabelais par la saveur des figues.

Le plus beau présent fut sans doute le don d’un jardinet découpé façon Le Nôtre, dans lequel les enfants, outre scruter la pousse de leurs plantations, purent s’imaginer dans le parc de Versailles, un nain de jardin figurant avantageusement sa statuaire.

Tout paradis n’est cependant pas exempt d’incursions infernales : l’infecte odeur du sang de l’abattoir déversé sur les champs de maïs, un président de conseil régional dont l’ambition est de doter la région d’un parc d’attraction, la monoculture, les lotissements qui poussent comme du chiendent.

Un intermède : une longue visite au Louvre. Rien de bien particulier à découvrir, on y trouve des murs épais, comme à la maison, des poteries, comme dans le jardin et des statues, comme dans le « musée de Pierre Loti ». Mais ce qu’on y découvre, ce sont d’extraordinaires peintures de Corot, Watteau, Poussin, Fragonard qui célèbrent la nature et lui restituent son génie.

Dès son retour, Catherine ne lâche plus le pinceau, les fleurs, les arbres, les ruines, tant et si bien qu’elle est pressentie pour dessiner l’affiche du prochain festival du Cabicou, présidé par Ségolène Royal !

Las, sa chèvre allongée dans un hamac ne fait pas l’unanimité. Dépitée, elle caricature avec frénésie les festivaliers, ce qui lui assure dans le village un rapide et vif succès. Mystère de la naissance d’une vocation…

Avec de larges planches colorées, Catherine Meurisse nous restitue sa vénération pour la nature. Ses petits personnages, avec leurs mines et leurs gestes expressifs, conservent leur fragilité. Mais surtout, il est impossible de lire cet album sans avoir en tête le précédent, La légèreté*, qui suivait sa lente et douloureuse reconstruction après la tuerie de Charlie Hebdo. Ce retour à l’enfance et surtout à la source créatrice nous montre l’achèvement du processus de guérison. La munificence des couleurs est là pour le confirmer.

Nicole Cortesi-Grou

92 p., 19,90 €

  • La légèreté (archives BdBD, avril 2016) ici