
adapté du roman de Joseph Joffo (1931- 2018) – Récit Kris, dessin Vincent Bailly – Ed. Futuropolis
Ce pourrait être une saga.
Il y eut d’abord le légendaire grand-père, Joseph, qui vivait prospère et heureux dans un petit village près d’Odessa, jusqu’à ce que les premiers pogroms éclatent en1905. Quand les bataillons tsaristes vinrent prêter main-forte à la populace déchaînée, commença pour lui et sa famille un exode à travers l’Europe, non dépourvu cependant de rires, de beuveries, de larmes et de mort.
Son arrivée dans un pays dans lequel on pouvait lire au fronton d’une grande maison de village « Liberté, Égalité, Fraternité » mit un terme à son périple. Il y posa ses valises et se mit à l’aimer comme le sien.
Le père Joffo dut également quitter son pays, la Russie. Pour renforcer ses troupes, le tsar envoyait ses émissaires ramasser de jeunes garçons pour les enrôler. Son père lui enjoignit de prendre la fuite sans attendre et de se débrouiller, à sept ans, il était un petit homme. Son périple l’amena à Paris, où il s’établit coiffeur pour hommes.
Les enfants Joffo, Joseph et Maurice, passaient une enfance insouciante, rue Marcadet. Quand il fallut coudre une étoile jaune au revers de leur veste et renoncer à prendre le train ou aller au cinéma, leur père déclara : « C’est à votre tour aujourd’hui, le courage c’est de savoir partir. » Le but du voyage était Menton, en zone libre, où Albert et Henri, leurs aînés, avaient trouvé refuge. Pour cela il s’agissait de passer d’abord la ligne de démarcation à Hagetmau, dans le département des Landes.
Ce qui apparut comme une folle aventure à Joseph et Maurice, commença avec cinq mille francs en poche – pour eux, une fortune – et la promesse solennelle faite de ne jamais, jamais, avouer leur judéité.
Dès la gare de Bercy, il fallut jouer des coudes dans les trains bondés, compter sur son jeune âge pour susciter la protection des adultes, et bien sûr mentir, ne jamais avouer qu’on voyage seuls.
Leur spontanéité d’enfants les sert quand ils se laissent aller, par exemple, à faire confiance à un inconnu qui propose un rabais conséquent sur le prix du passage, en échange d’une tournée de livraison de viande. Ou bien quand, au mépris du danger, Maurice se fait passeur occasionnel pour que leur pécule ne fonde pas trop vite.
Le corps forcit avec les kilomètres qu’il faut bien faire à pieds, l’assurance s’affirme au gré des rencontres et l’esprit s’aiguise pour imaginer des astuces qui permettent de déjouer les pièges que tendent la police française et l’occupant. Il n’y a guère que les prostituées de Marseille pour provoquer l’effroi des gamins, tant ces dames sont offensives.
Malgré tout, l’enfance est encore prête à s’émerveiller devant la mer que l’on découvre.
Ils finissent par arriver sains et saufs à Menton. Mais le périple est loin de s’arrêter là. Il faudra encore repartir, cette fois pour Nice, retrouver la famille réunie suite à la libération rocambolesque par le frère aîné des parents arrêtés et en instance de déportation.
Sans ressources régulières, comment survivre si ce n’est en devenant expert en système D ? Ce qui est grandement facilité par le règne de la « combinazione » instauré par l’armée d’occupation italienne.
Quand celle-ci laisse la place à l’armée allemande, les rafles contraignent la famille à se séparer à nouveau, et les deux frères à se fondre dans l’anonymat d’un camp de jeunesses pétainistes.
C’est le moment de s’endurcir à nouveau et comme les espions, de s’inventer une identité, des adresses, des parents. Et cela tombe bien car, lors d’une sortie à Nice, les deux enfants ne peuvent échapper à une souricière tendue par les nazis. Seul, le culot permettra à Maurice, fidèle au serment fait à son père de nier leur judéité, de trouver le moyen de convaincre un bon curé niçois de venir apporter au commandant deux certificats de baptême.
La fuite à nouveau, cette fois à Aix-les-Bains, dans un restaurant pour Maurice, dans une librairie pétainiste pour Joseph. Les épreuves ont tant marqué ce dernier qu’il ne trouve plus suffisamment de larmes pour pleurer la mort de son père. Elle précède de peu la libération du village.
Reste à savoir ce qu’ils retrouveront rue Marcadet…
L’ensemble des planches est richement coloré, décors et personnages sont extrêmement bien figurés par un trait précis et dynamique.
Parue sous la forme d’un récit en 1973, cette histoire de formation donna lieu à deux adaptations cinématographiques : la première réalisée par Jacques Doillon en 1975, la seconde par Christian Duguay en 2017. Joseph Joffo, qui avait dix ans en 1941, est écrivain, acteur et continue à raconter son histoire. Il vient de mourrir à l’âge de 87 ans.
Nicole Cortesi-Grou
126 p., 20 €