de Catherine Meurisse (scénario, dessin, couleurs) – Ed. Dargaud, 136 p., 19,99 € – Préface Philippe Lançon
Dans La Légèreté, l’auteure pose cette question : suite à un grand traumatisme, le syndrome de Stendhal (ressentir des troubles physiques à la vue d’une œuvre d’art) peut-il soulager de celui du 7 janvier, quand de surcroît ses effets ont été redoublées par le choc du 13 novembre ?
La légèreté peut-elle être reconquise, lorsqu’on se sent plombée par une mémoire qui vous renvoie en boucle des scènes du passé et qu’on a perdu d’un coup, son amant, ses collègues, son journal, son travail et l’inspiration ?
Les premières planches de l’album montrent un paysage maritime peint aux couleurs de Turner, dans lequel un minuscule personnage féminin aux cheveux raides et aux yeux fixes, camouflés sous une capuche de duffle-coat, promène sa tristesse.
L’océan est toujours là, le monde est le même qu’avant, mais rien n’est plus pareil.
Une plongée dans une page colorée comme une toile de Rothko, couleur brasier, et nous voici ramenés au petit matin du 7 janvier 2015.
L’héroïne rumine sous sa couette sa rupture de la veille avec son amant marié, décidé à retrouver son épouse. Suivent toutes sortes de fantasmes qui cautérisent pour un temps les plaies du cœur, mais occasionnent ce qu’on appelle « une panne de réveil ». Son bus manqué, elle se rend à pied à la conférence de rédaction du journal où elle est dessinatrice : Charlie Hebdo.
À l’entrée de l’immeuble des cris l’arrêtent : « Ne pas monter », « des types ont emmené Coco », « une prise d’otages ».
Vite, se réfugier dans un bureau voisin avec Luz, croisé devant la porte, une galette des rois à la main ! De là, entendre Tak, tak, tak, tak, tak, puis… « Allez voir. »
Après, tout fait problème. Il faut affronter l’impuissance à retrouver la main et l’esprit Charlie, pour que la vie continue malgré tout. Mais non, le passé s’invite sans cesse, l’équipe revit, les tueurs aussi. Les fantasmes tentent de transfigurer la réalité, les cauchemars la ramènent inexorablement. Rien n’empêche la paralysie qui gagne. Alors mieux vaut prendre du champ, retrouver Proust à Cabourg, son lieu d’enfance préféré, son ancien amoureux, la pureté des montagnes, oui les montagnes, ça fait du bien. Et tenter même l’exorcisme du retour sur le lieu du massacre.Mais voilà qu’au Bataclan le 13 novembre… Alors ?
Retrouver Dostoïevski, qui écrivait « La beauté sauvera le monde ». Se souvenir que Serge Boulgakov a repris cette déclaration à son compte, en y ajoutant : « …et l’Art en est un instrument. »
Il faut aller trouver la beauté là où elle est, et s’y immerger.
La beauté attend Catherine à Rome, dans le refuge de la Villa Médicis. Stendhal lui servira de guide occasionnel, mais il n’empêchera pas, qu’involontairement les statues martyrisées par le temps paraîtront des victimes et que les tragédies évoquées par les ruines antiques feront écho à celle, intérieure.
C’est finalement à Paris, au musée Louvre, que le plomb cédera. L’abréaction commencera devant Le Radeau de la Méduse, image parfaite d’une salle de rédaction après le passage des tueurs et avant l’arrivée des secours. Elle se parachèvera dans la pénombre annonciatrice de la fermeture du musée, par le surgissement de la beauté, à travers La Diseuse de bonne aventure du Caravage.
L’océan, achèvera le processus thérapeutique. Alors, et alors seulement, les choses pourront se dire, et mieux, se dessiner.
Au début de l’album, les dessins en noir et blanc sont éclairés de-ci de-là par une tache de couleur. Au fur et à mesure du retour de la pulsion de vie, de grandes pages polychromes figurent des lieux, et plus loin des personnages. Ça et là, des planches à la manière de… évoquent les deux peintres de référence : Turner et Rothko. La dernière mêle les tonalités de l’océan au tracé de Rothko.
Cette narration bouleversante privilégie un graphisme au trait simple, enfantin dans le meilleur sens du terme, et un ton qui s’accorde parfaitement au parcours de résilience de l’héroïne.
Nicole Cortesi-Grou