Moments extraordinaires sous faux applaudissements – Ed Futuropolis, depuis le 7 octobre 2020

Boulevard de la BD n’avait pas tari d’éloges à propos de La Terre des fils imaginée en 2017 par le maestro assoluto de la BD transalpine, Gipi. Avec Moments extraordinaires sous faux applaudissements, il ne déroge pas à son habitude d’enthousiasmer son lectorat par la force de chacune des œuvres qu’il compose depuis une quinzaine d’années. (Voir en seconde partie une sélection de quelque-unes d’entre-elles)
Ici, Landi – que l’on avait déjà croisé dans Vois comme ton ombre s »allonge – est un humoriste, adepte du « stand-up ». Sa vieille mère est en train de mourir et il tente de concilier ses visites dans la journée à la clinique où elle est hospitalisée et ses prestations le soir sur scène.
À sa mère, il parle de l’enfant qu’il fut et qui l’accompagne depuis, lui renvoyant une image oubliée de lui-même. À son public, il raconte sa mère en train de mourir. Peut-on, doit-on faire rire dans de tels moments ? Gipi se pose et nous pose la question.

Plusieurs lignes narratives et autant de plans temporels et intemporels s’entremêlent dans un magnifique crescendo émotionnel pour saisir l’essence de la vie. On rencontre ainsi un groupe de cosmonautes en perdition dans un monde hostile, un homme des cavernes – l’alter ego de l’auteur ? – qui se bat avec ses armes pour survivre et transmettre cet acharnement aux générations futures. On s’y perd parfois mais on retrouve vite le fil du récit.

Avec en filigrane de ces Moments extraordinaires à portée universelle, le sentiment d’impuissance qui saisit chacun face à la disparition de celle qui vous a donné la vie, mais aussi la recherche d’une force mystérieuse qui, le moment venu, nous pousse à explorer nos propres mondes intérieurs afin d’y faire face.
Gipi s’abreuve à cette zone obscure où se cachent des images qu’il croyait à jamais perdues, ces fragments de mémoire qu’il inscrit au cœur de son récit. Avec cette présence récurrente et décisive de l’enfant, capable de forcer les adultes à affronter ce à quoi ils ne peuvent se résoudre.


Moments extraordinaires sous faux applaudissements est une œuvre intense, complexe et bouleversante. Mais n’a-t-on pas régulièrement ce sentiment à la lecture de tout nouvel album de Gian Alfonso Pacinotti, alias Gipi ?
A. C.
Coup d’œil dans le rétro…

Bons baisers de la province – Ed. Futuropolis, 2014
L’album, dont la tonalité évoque le cinéma néo-réaliste des années 1950, réunit deux récits, écrits et illustrés par Gipi (Gian Alfonso Pacinotti) en 2005 et 2006 : Les Innocents et Ils ont retrouvé la voiture.

» Trainer dans la rue. Faire partie de la bande. Pendant des années, nous n’avons pas cherché autre chose. (…) Il y avait la rue, avec ses lois inconnues et ses figures menaçantes. Et il avait nous qui étions encore innocents, jusqu’à preuve du contraire « , peut-on lire sur la 4ème de couverture.

Les personnages tentent de faire table rase d’un passé qui leur colle à la peau. Il y est question de violences policières, d’un forfait, d’amitiés trahies, sans que l’auteur en précise la nature exacte. Qu’est-il arrivé à Valerio, pour qu’à sa sortie de prison, il n’ait qu’un seul objectif : se venger de ceux qu’ils l’y ont envoyé ? Qu’y avait-il de compromettant dans cette voiture inopportunément retrouvée pour que les héros se sentent menacés au point de commettre l’irréparable ?
Si la vérité nous est en partie dévoilée, ou apparaît en filigrane, le lecteur a tout le loisir d’éclairer à sa convenance les zones d’ombres » épaisses comme les parpaings d’un Enfer en construction » de ces deux courts-métrages graphiques.
L’écriture distanciée de Gipi, la forte expressivité de ses dessins, son univers à la fois poétique et douloureux séduiront une nouvelle fois les admirateurs du maître, et probablement ceux qui le découvriront.
Anne Calmat


Vois comme ton ombre s’allonge – Ed. Futuropolis, 2014

Landi est écrivain, un écrivain égaré dans le labyrinthe de son esprit peuplé d’obsessions qu’il ressasse (le vieillissement) et dessine (un arbre, une station service), et qui l’ont mené jusqu’au service psychiatrique d’un hôpital. Gipi alterne le trait noir sec et l’aquarelle vaporeuse pour décrire au mieux les états mentaux de ce personnage incapable de retrouver le sens de son histoire. Le puzzle mélange bribes de discours, de conversations avec ses proches, de légendes qu’il s’invente et de la vie de son grand-père, un soldat de la Grande Guerre dont les lettres le fascinent littéralement.
Gipi dilue son récit, son trait, pour mieux exprimer la folie mélancolique du personnage. On retrouve avec grand plaisir le ton et le dessin de cet auteur talentueux, qui de livre en livre construit une œuvre tout en nuances qui explore avec délicatesse nos failles.
Juliette Poullot


En descendant le fleuve et autres histoires – Ed. Futuropolis, 2015
L’album regroupe une douzaine de récits plus ou moins longs, qui pour beaucoup ont été publiés dans différentes revues italiennes à la fin des années 1990. La diversité des thèmes abordés – l’amitié, la perte d’un enfant, les fantasmes sexuels, la perversité, le respect de la dignité humaine -, celle des choix graphiques de l’auteur – aquarelles subtiles, dessins dépouillés en noir et blanc – vont une nouvelle fois faire mouche auprès des fans du maestro de la BD transalpine.

Ici, tout semble vibrer au rythme d’une phrase musicale. L’adagio précède le vivace, lui-même suivi d’un allegro… ma non troppo.
Il y assez en effet peu d’allégresse dans ces pages plus amères que douces, qu’une exploration de nos failles semble habiter.
Le premier récit, intitulé En descendant le fleuve, est autobiographique. Les souvenirs de jeunesse de l’auteur riment avec son odyssée sur un canot pneumatique, en compagnie d’un ami, via la mer Tyrrhénienne. Tout est là : les méandres du fleuve, l’éclatante beauté des paysages, les nuits passées à sonder les bruits de la forêt, les surprises qui surgissent au détour d’un sentier… Le récit reprend et s’achève au douzième épisode sur une image effrontément scatologique. S’agit-il de la part de Gipi, devenu adulte, d’une allusion à cette maxime mi-figue, mi-raisin que l’on attribue à Boris Vian: » La vie est une tartine de merde dont on croque un bout tous les jours » ?
Entre les deux, des histoires souvent tragiques : un boxeur, que ses managers avides de profits ont sciemment envoyé au casse-pipe. » Arbitre, sommes-nous des figurants dans la vie d’autrui ? « , se demande-il, avant d’entrer dans le long tunnel qui va le conduire vers l’oubli définitif de tout ce que fut sa vie.
Plus loin, un ouvrier un peu fleur bleue décide de meubler sa solitude avec une Bimbo gonflable plus vraie que nature. Une bande de flics graveleux ne vont tarder à salir cette relation hors norme.
Certaines scènes font écho à une actualité toujours plus prégnante: » Ça peut paraître bête, tous ces gens, comme moi, qui continuellement apprennent qu’il y a eu cent, deux cents morts noyés dans un naufrage, mais qui partent quand même (…) quitte à mourir « , dit un jeune Ivoirien, abandonné avec ses compagnons d’exil au milieu du désert par ceux qui leur refusaient tout droit de transit sur la terre algérienne. Le texte a été publié en 2007 dans le collectif Paroles sans papiers (Ed. Delcourt).
Certains récits, plus oniriques ou plus fantastiques, ne se laissent pas aisément déchiffrer et donnent matière à cogitation. D’autres encore se présentent sous la forme d’un point d’interrogation.
Qu’est-ce que le génie ?
À quoi tient la promesse d’une nuit d’amour ? Réponse (délibérément sibylline) : à un téléphone portable.
A. C.


La Terre des fils – Ed. Futuropolis, 2017
AprèsVois comme ton ombre s’allonge (2014) et En descendant le fleuve (2015) pour les plus récents, ce nouvel album marque un tournant dans l’itinéraire scénaristique et graphique de Gipi.
On y découvre un monde en ruines où des hommes, revenus pratiquement à l’état sauvage, s’entre-tuent pour survivre. On ne saura pas ce qui s’est passé, seules les usines abandonnées, les terres ravagées et les étendues d’eau où surnagent des cadavres d’humains et d’animaux témoignent de la violence des faits.
Ce monde post-apocalyptique, qui n’est pas sans évoquer celui que décrit Cormac McCarthy dans La Route, est-il aux yeux de l’auteur une projection de celui de demain ?

Un père et ses deux fils vivent dans un total dénuement dans une cabane de pêcheurs au bord d’un lac (on retrouve le thème de la filiation cher à Gipi). Chaque soir, l’homme griffonne des mots sur un carnet, que les adolescents sont bien incapables de déchiffrer. Ils voudraient pourtant en savoir plus sur leur mère et sur le monde d’avant, mais cet homme mutique et intraitable ne désire quant à lui qu’une seule chose : les endurcir face à ce qui les attend de l’autre côté du lac. Aucun lien affectif en apparence entre ses fils et lui, uniquement de la peur et du ressentiment de leur part. Peu avant sa mort, il a confié à une femme qu’on appelle la Sorcière : » Pas de gestes tendres, ils doivent être durs, eux. Plus forts que nous. Invincibles à leur manière. »
Se trompe-t-il en agissant ainsi ? Quand la notion d’humanisme n’est plus qu’un lointain souvenir chez ceux qui ont survécu, que faut-il, au-delà du simple instinct de survie, inculquer aux plus jeunes, semble demander l’auteur de ce superbe roman graphique entre ténèbres et lumière. Et que ferions-nous en pareilles circonstances ?
Après sa disparition, les deux adolescents n’auront de cesse de trouver celui qui pourra les instruire sur le contenu du fameux carnet. Ils s’exposent alors à devenir la proie de manipulateurs et d’adorateurs d’un totem qu’ils nomment le dieu Trokool.
C’est aussi à une quête des origines à laquelle on assiste dans cet album fait de silences émaillés de très rares dialogues, qui racontent en noir et blanc l’errance de ceux pour qui les sentiments humains, et celui qu’on nomme empathie, restent à découvrir. Captivant.
Anne Calmat

Gipi est né en 1963 à Pise.
Après une carrière dans la publicité, il publie ses premiers strips dans la presse en 1994.
Sa première histoire longue, Notes pour une histoire de guerre (Actes Sud), publiée en 2004, reçoit le Prix du Meilleur Livre de l’École Italienne au Festival Romics 2005, le Prix du Meilleur Album du Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême 2006 et le Prix Goscinny 2006.
En 2005, Il publie Les Innocents (Coconino Press). Ce récit a remporté le Prix Max und Moritz 2006 du Meilleur Livre Étranger au Festival de la Bande Dessinée d’Erlangen et a été nominé aux Eisner Awards 2006.
En 2009 Futuropolis publie Ma vie mal dessinée.
En 2014, Futuropolis publiera Vois comme ton ombre s’allonge et rééditera S. et Bons baisers de la province (parus en France sous les titres Les Innocents et On a retrouvé la voiture)
2017 : La terre des fils obtient le Grand Prix RTL 2017 et le Grand Prix de la Critique ACBD
Outre le cinéma (il a réalisé quelques courts métrages et des longs métrages), il est aussi aujourd’hui dessinateur pour le quotidien italien La Repubblica.