Autre approchegraphique particulièrement innovante, celle de Benjamin Lacombe.
Il s’agit cette fois d’une traduction du roman de Lewis Carroll par Henri Parisotet non de son adaptation en bande dessinée.
« J’ai souhaité revenir à la source: aux désirs de Carroll, à son époque, à ses références très victoriennes ; et surtout à l’ambivalence, à l’ambiguïté du texte qu’il a écrit », dit Benjamin Lacombe.
« Pour créer mon Alice, je me suis nourri du modèle que l’auteur avait fourni à John Tenniel – les photos de Béatrice Henley – ainsi que de l’univers singulier et sulfureux des photos d’enfants qu’il a prises toute sa vie. Et pour donner corps au pays des merveilles, j’ai eu envie d’aller beaucoup plus loin dans mes images, avec un format bien plus grand que celui que j’utilise habituellement. Ainsi, une fois réduites, ces images donnent un sentiment de vertige propre au monde dans lequel la petite Alice vacille… »
Nous sommes ainsi propulsés au coeur de l’œuvre de celui dont Gilles Deleuze affirmait qu’il avait « fait la première mise en scène des paradoxes du sens, tantôt en les recueillant, tantôt en les renouvelant, tantôt en les réinventant ».
Au fil de du récit, que l’on connaît moins pour l’avoir lu qu’au travers du cinéma, de la BD, du théâtre ou de la musique, les illustrations de Benjamin Lacombe (gouache, huile et aquarelle) s’imprègnent d’une fantaisie baroque qui met parfaitement en lumière sa dimension surréaliste et subversive.
Et quelle belle idée d’avoir traduit les changements de taille d’Alice à l’aide de planches qui se rabattent ou se déploient !
C’est au travers du personnage d’Alice, revu et corrigé au fil du temps par une flopée d’illustrateurs,que nous aborderons l’été 2018.
Avec successivement Alice au pays des comics(le 21 juin), Alice au pays des merveilles (le 28 juin)et De l’autre côté du miroir (le 5 juillet).
Ed. Urban comics, 2017
Dans Alice au pays des comics, quinze visions (Walt Kelly, Jerry Sieglel, Warren Kremer, etc.) et autant de styles graphiques, l’ont illustrée dans le courant des années 1940-1950: du noir et blanc, des couleurs criardes, de la sobriété, de l’exubérance, avec en toile de fond une certaine vision de la société victorienne du 19e siècle.
D’autres signatures présentes dans l’album, datant également de la même période, ne laisseront pas un souvenir impérissable aux lecteurs de cette anthologie conçue à l’occasion des 150 ans de celle qui, dans la vraie vie, se nommait Alice Liddell… et était peut-être devenue une vieille dame indigne… Mais ceci est une autre histoire…
Lewis Carroll (1832-1898)
Alice est à la fois l’archétype de la petite fille modèle et une projection idéalisée de ce que son créateur, timide, bègue et replié sur lui-même, aurait voulu être. Une Alice, certes en inadéquation permanente avec le monde qui l’entoure – tantôt naine, tantôt géante, mais toujours prompte à imposer son esprit frondeur et à transgresser les règles sociales de bienséance qui lui ont été inculquées.
Ses aventures semblent dans cet album plus audacieuses que dans l’œuvre initiale, bien qu’elles l’étaient en réalité plus qu’il n’y paraissait lorsque le révérend Charles Lutwidge Dodgson, alias Lewis Carroll, professeur de mathématiques à Oxford, écrivit en 1865 ce récit pour enfants, dans lequel s’exprime, parfois en filigrane, la vision plutôt noire qu’il avait de ce pays prétendument merveilleux
On quitte ici encore plus souvent qu’à l’accoutumée le pays des merveilles pour s’enfoncer dans celui des embrouilles (avec George Carlson), des cauchemars (avec Alex Toth et Charles Schulz), ou bien, comme dans cet épisode que Stephen Kirkle a intitulé De l’autre côté du miroir, dans celui de l’effroi. Il introduit ainsi sa propre version d’Alice: Bienvenue cher lecteur dans ma bibliothèque de contes « défaits ».Aujourd’hui je vous propose un petit moment de « litterreur »qui ne manquera de vous glacer le sang et de vous retourner le cerveau à la vue de l’horreur la plus démentielle.
Son héroïne est manifestement dans de sales draps… Provisoirement.
Manolis de Allain Glykos (scénario) et Antonin Dubuisson (dessin) – Ed. Cambourakis
» Les soldats turcs ont séparé les hommes et les femmes. Ils ne nous ont donné que quelques minutes pour faire nos baluchons. Nous marchions en colonnes sur les routes jonchées de cadavres. Quand j’ai embarqué avec ma grand-mère pour un voyage sans retour, mon père était sûrement déjà mort. Nul ne sait comment et nul ne sait ce qu’ils ont fait de son corps. La mer était rouge de sang. Dans la déroute, ma mère et mes frères ont pris un autre bateau… «
Voilà ce que mon père m’a souvent raconté. Une histoire si lointaine et si proche. Un récit qui, aujourd’hui encore, résonne de sa voix entrecoupée de larmes et de silences. Des images et des mots contre l’oubli. Allain Glykos
C’est à travers l’itinéraire du petit Manolis, chassé de son village de Vourla, dans la région de Smyrne (Izmir aujourd’hui), réfugié dans une famille d’accueil à Nauplie, retrouvant sa famille en Crète pour finalement émigrer en France, que ce roman graphique évoque l’un des épisodes les plus sombres de l’histoire grecque du XXe siècle, connu sous le nom de « Grande catastrophe ». Il rejoint en ce sens le second roman graphique des deux auteurs (v. ci-après), publié dans le même temps aux éditions Cambourakis.
Rappel historique. Le conflit gréco-turc, qui fait suite à la première guerre mondiale, débouche à l’automne 1922 sur la défaite des troupes grecques face à l’armée conduite par Mustafa Kemal.
Les conséquences humaines de cet événement – massacre et expulsion des populations chrétiennes d’Anatolie – vont entre autres faire basculer le destin du père d’Allain Glykos. Cette mémoire douloureuse est au coeur de ce roman graphique, qui montre les souffrances endurées par les populations sans jamais s’y appesantir. Une chronologie et une carte complètent le récit et donnent les repères historiques essentiels.
La personnalité de Manolis, petit garçon courageux, généreux, avide de connaissances et désireux de découvrir le monde, illumine le récit. Au fil du livre, il perdra peu à peu sa naïveté initiale, écoutant les conversations des adultes qui rendent compte de la complexité de la situation.
Gilets de sauvetage d’après le roman d’Allain Glykos (scénario) et Antonin Dubuisson (dessin) – Ed. Cambourakis
» Aucune armée de douaniers, de soldats, aussi puissante soit-elle, n’empêchera la faim d’aller chercher le pain là où il y en a, de venir vérifier si la réalité a quelque chose à voir avec le rêve. » Allain Glykos
Trois ans que le narrateur n’est pas allé en Grèce, le pays de son père, où il a séjourné pendant des années auparavant afin de retracer la trajectoire paternelle.
Il se réjouit d’y retourner pour un peu de vacances. Quelques semaines d’apaisement en perspective alors que Paris vient d’être touchée par les attentats de 2015. Lorsqu’il arrive sur l’île de Chio, tout semble propice au repos recherché. Rapidement cependant sa compagne et lui perçoivent les signes et les difficultés quotidiennes des habitants, victimes de la crise économique qui touche tout le pays.
Ils vont surtout être vite témoins de l’arrivée de migrants. Rattrapés par cette criante et cruelle actualité, ils ne peuvent se contenter d’un séjour touristique. Au fil de leurs visites, ils vont ainsi aller à la rencontre de ces gens qui ont fuit leur quotidien, leur terre natale, en quête d’un peu de paix.
Dès lors, cette bande dessinée donne voix aux migrants, une façon de restituer leur histoire, leurs parcours, comme autant d’échos à celui du père du narrateur qui avait dû quitter sa terre, chassé par les Turcs lors de la Grande catastrophe en 1922.
Dans la continuité du roman graphique Manolis, Gilets de sauvetage livre un témoignage empreint d’une grande humanité qui rend compte des prolongements et des rebondissements de l’Histoire.
Né en 1948, Allain Glykos vit et enseigne à Bordeaux. Romancier, il a publié une vingtaine de livres, dont plusieurs d’inspiration autobiographique, principalement publiés aux éditions de L’Escampette. Il est également l’auteur d’un film documentaire TV autour de la figure de son père.
Né en 1986, Antonin Dubuisson dessine depuis tout petit dans les marges des cahiers. Il est l’un des animateurs du fanzine bordelais Zymase. Ses premières bandes dessinées Tout est bien qui finit bien et les Aventures de Roger Pixel, ainsi que le carnet de voyage Karakolo (Prix de la presse du festival du Carnet de voyage de Clermont-Ferrand en 2011) ont paru aux éditions Croc en jambe. Manolis est son premier projet d’envergure.
Les Cahiers japonais (T.1) de Igort (texte et dessin) – Ed. Futuropolis, 184 p., 24 €
Chronique audio (5’04) Juliette Poullot, librairie Les Buveurs d’Encre, Paris 19e
Également diffusée dans l’émission « Act’heure » sur Fréquence Paris Plurielle 106.3 FM
En librairie le 7 juin
Les Cahiers japonais (T.2) Texte et dessin : Igort – Ed. Futuropolis, 184 p., 24 €
«Tout avait commencé avec la lecture des carnets de voyage du poète Matsuo Basho, l’inventeur du haïku. Voyager, pour lui, c’était un état intérieur, un vagabondage sans but précis, le coeur prêt à cueillir la moindre étincelle de vie. Voilà, ce fut cette idée, je crois, qui me fascina et me mit sur la voie, encore une fois. En marche, sans but déterminé, allais-je rencontrer quelque chose qui enrichirait ma petite existence ?»
Igort est l’un des rares auteurs occidentaux à avoir travaillé directement pour un éditeur japonais. Avec ce second ouvrage, il revient sur son amour pour la culture de ce pays, amenant le lecteur à découvrir des pans peu connus du Japon
Reprenant son bâton de pèlerin, il nous convie à un voyage très intime au Japon sur les traces de son ami Jiro Taniguchi, mais également, sur celles de Miyamoto Musashi, figure emblématique du Japon, maître bushi, philosophe et le plus célèbre escrimeur de l’histoire du Japon ou de Yasunari Kabawata, prix Nobel de littérature. Sur celles du passé, Igort sillonne notamment Hiroshima. Il visite aussi un fabricant de papier traditionnel qui aime à dire : « Boue, bois, papier, voilà l’essence du Japon. » Il raconte aussi la pression au travail et montre les Hikikomori, ces adolescents refusant de sortir de chez eux, ou Love Plus, une application vidéo qui permet une relation virtuelle avec une fille de rêve.
La photo vient alors s’associer au dessin. Igort mélange souvenirs de rencontres, impressions de voyage, instantanés et composition de paysages. Il mélange cette matière réelle à l’imaginaire. C’est cette subtile conjugaison qui donne sa ligne de force à sa narration.