Le trauma quelle chose étrange – Steve Haines – Sophie Standing – Ed. çà et là



Sortie le 7 juin 2019 – © S. Haines-S. Standing/Ed. ça et là

Sur le trauma, nous disposons d’un témoignage de première main, celui du docteur David Livingstone (mais oui, celui-là même qui, selon la légende, égaré dans la jungle africaine, s’entendit demander par le journaliste Henry Stanley, parti à sa recherche : « Dr Livingstone je suppose ? » Ce à quoi il répondit : « Oui, et je me félicite de me trouver ici pour vous accueillir ») 

Pour ce qui concerne le trauma, Livingstone se trouva face à un lion qui, après lui avoir rugi dans l’oreille, le secoua comme le fait un chat d’une souris. Dans pareille situation, faire le choix du comportement adéquat mobilise l’organisme tout entier au détriment de tout autre besoin. Là, le lion, précédemment blessé par le tir de l’explorateur, finit par s’écrouler. Cette aventure fut suivie d’un étrange état de rêverie, sans peur ni panique. Cet état de détachement et de stupeur est le fait d’un mécanisme de défense propre au trauma : la dissociation. Celle-ci, émanant de manière inconsciente de la partie ancienne de notre cerveau, peut entrainer toutes sortes de symptômes, qui compliquent d’autant le quotidien que leur cause nous demeure. inconnue.


NOUS PERDONS CONTACT AVEC NOTRE CORPS OU DES PARTIES DE NOTRE CORPS. IL NOUS DEVIENT DIFFICILE DE RESTER PRÉSENTS OU ANCRÉS.


JE N’ARRIVE PAS À ME POSER, MON ESPRIT TURBINE.”


« CES PENSÉES NE CESSENT DE M’ENVAHIR, C’EST UNE
OBSESSION DONT JE N’ARRIVE PAS À ME DÉTACHER. »

Comme dans leurs ouvrages précédents : La douleur et L’anxiété, quel phénomène étrange*, les auteurs partent du fonctionnement du cerveau. Dans celui-ci, c’est la partie reptilienne, la plus ancienne, qui commande aux grands réflexes de survie, qui retient leur intérêt.

Steve Haines et Sophie Standing (illustrations) se penchent ici sur les origines, bien réelles, du psycho-trauma, issues des multiples expériences de la vie, dont certaines peuvent remonter à la naissance.


LA NAISSANCE EST PROBABLEMENT L’UNE DES CHOSES LES PLUS DURES QUE VOUS AYEZ VÉCUES. C’EST LE TOUT PREMIER ÉVÉNEMENT DÉTERMINANT, LAISSANT UNE EMPREINTE QUI RESTE EXTÉRIEURE À LA CONSCIENCE.
LA NAISSANCE PEUT ÊTRE UNE PRISE DE POUVOIR JUBILATOIRE.
MAIS SOUVENT, AUSSI, CE PEUT ÊTRE UNE LUTTE AU COURS DE LAQUELLE LES MARQUES LAISSÉES PAR LE COMBAT, LE FAIT D’ÊTRE BLOQUÉ, DE RESTER INANIMÉ OU DE NE PAS RECEVOIR L’AIDE NÉCESSAIRE RESTENT INSCRITES DANS NOTRE INTELLIGENCE CORPORELLE.

Ils nous sensibilisent à la complexité du phénomène, laquelle peut se lire selon un continuum allant du stress au psychotrauma.

“JE N’AI PAS ASSEZ D’AIR POUR RESPIRER.” “J’AI L’ESTOMAC NOUÉ PAR L’ANGOISSE.”

Surtout, ils nous rassurent, en nous montrant la résilience de l’être l’humain. Là, où la remémoration se montre impuissante à soulager, renouer avec le corps, agir sur les réflexes d’hyper-vigilance dans le présent, restaurer le sentiment de sécurité de base ouvrent une possibilité de guérison.

SOUCIS FINANCIERS, PATRON(NE) DIFFICILE, QUERELLES FAMILIALES, SURMENAGE SPORTIF ET, BANG, C’EST LA SURCHARGE ET ON S’EFFONDRE. UN STRESS INSOUTENABLE PLACERA NOTRE CORPS DANS LE MÊME ÉTAT QUE SI NOUS CHERCHIONS À ÉCHAPPER À UN LION.
LE POINT COMMUN ENTRE TRAUMA DÉVELOPEMENTAL, TSPT ET ÉTAT DE STRESS CRITIQUE, C’EST QUE TOUS DÉCLENCHENT LES MÊMES SYSTÈMES D’ALARME PHYSIOLOGIQUES. 

De petits exercices ayant trait à l’orientation du corps, à sa mobilité et son ancrage (perception en conscience) indiquent aux lecteurs comment apaiser les systèmes d’alerte internes, laissés en veilleuse par le trauma et renforcer progressivement l’intégrité corporelle par la conscience de soi.


SEULS DEUX RÉFLEXES PRIMITIFS DE SURVIE ONT ÉTÉ MENTIONNÉS
DANS LES PAGES PRÉCÉDENTES – LA RÉPONSE COMBAT-FUITE… ET LA DISSOCIATION.
EN FAIT, IL Y A UNE TROISIÈME RÉPONSE :
“L’ORIENTATION”. NOTRE PREMIER INSTINCT EST DE NOUS REPÉRER DANS L’ESPACE QUI NOUS ENTOURE ET D’OBSERVER CE QUE FONT LES AUTRES GENS.

L’association d’un discours rationnel et structuré et d’illustrations, gaies, colorées, évocatrices et teintées d’humour permet au lecteur de mieux appréhender des sujets à priori ardus et rébarbatifs. Chacun peut y puiser de quoi affronter ses symptômes et protéger son bien-être.

Nicole Cortesi-Grou

32 p., 12 €

Mars 2019 (voir Archives)
Oct. 2018
  • Steve Haines exerce en tant que chiropracteur et enseigne la thérapie craniosacrale. Il est également co-auteur avec Ged Sumner de « Cranial Intelligence : A Pratical Guide to Biodynamic Craniosacral Therapy ». (2011, Ed. Singing Dragon).

Les tableaux de l’ombre – Jean Dytar – Ed. Delcourt

Depuis le 9 mai 2019 – Copyright J. Dytar/Ed. Delcourt

Qui n’a jamais eu la sensation d’être suivi du regard par le personnage d’un tableau ou d’avoir surpris l’ébauche d’un sourire sur le visage d’un autre, d’ordinaire inexpressif  ? C’est ce qui arrive à Jean lors d’une visite scolaire au musée du Louvre.

Il s’est détaché du groupe d’élèves et s’intéresse aux œuvres exposées, lorsque son œil est attiré par une petite toile qui représente une jeune fille penchée sur son ouvrage. Soudain La Dentelière (peinte par Vermeer) regarde dans sa direction et esquisse un sourire.

À peine remis de sa surprise, Jean constate que la classe est repartie sans lui. Panique. Pendant qu’une guide court après le groupe, le jeune garçon découvre une série de petits tableaux qui illustrent les Cinq sens*. Cette fois, ce sont les personnages qui s’étonnent ouvertement qu’un visiteur s’intéresse à eux. « Eh les copains, je crois que j’ai tapé dans l’œil d’un gamin » lance fièrement Tobias (l’ouïe ) à la cantonade. Il est même prêt à prendre son luth pour lui jouer un petit air de sa composition, histoire de le remercier. C’est ainsi qu’on apprend que Tobias, Hilda (le goût), Caspar (l’odorat), Nils (le toucher) et Saskia (la vue) s’ennuient ferme dans leur coin, et même qu’ils voient d’un très mauvais œil l’intérêt que portent les visiteurs à un tableau voisin, qui il est vrai a la particularité de raconter deux histoires imaginées par deux peintres différents**.

Vingt années se sont écoulées depuis cet épisode et nous retrouvons « la bande des cinq » dans la même disposition d’esprit. À ceci près qu’une fiesta se prépare dans le département des peintures italiennes et que Saskia y a été invitée par Guido, son amoureux. Au risque pour ce dernier de s’attirer les foudres des trois jeunes beautés qui l’entourent depuis plus de trois siècles***… Mais l’amour à ses raisons, etc. Bien qu’en proie aux prémisses d’une crise existentielle, qui verra son aboutissement dans la seconde partie de l’album, Mona Lisa a prévu d’honorer la soirée de sa présence. Les autres Sens voudraient bien se joindre à Saskia, à commencer par Tobia. « Je lui chanterai une sérénade, elle ne pourra pas me refuser son autographe. »

Détail p. 15

Les invités, accompagnés de leurs animaux respectifs, sont tous sortis de leurs cadres (de vie) : il y a foule. Un vent révolutionnaire souffle néanmoins sur une partie de l’assistance – les tableaux de l’ombre contre ceux de la lumière – et les dissensions se font jour, avec une déconvenue de taille pour Saskia et Tobias, qui n’apparaissant pas sur la liste des VIP se sont faits refouler par le videur.

Au petit matin, chacun regagne ses pénates, ni vu ni connu.

Détail p. 23

Le temps de faire un nouveau bond d’une année et nous retrouvons nos cinq sens plus moroses que jamais « Encore une journée qui démarre (…) Quel ennui ! » Mais l’auteur est loin d’avoir dit son dernier mot… Il se paie même le luxe de se mettre en scène dans propre son album et d’y intégrer ses futurs lecteurs ; lesquels, on s’en doute, vont avoir le bon goût de s’intéresser aux œuvres qui d’ordinaire passent inaperçues…

Jubilatoire et futé. Une excellente façon d’entraîner les plus récalcitrants à la découverte d’œuvres, pour eux « antédiluviennes ».

Anne Calmat

72 p., 14,95 €

* Les cinq sens – Anthonie Palamedes (17e s.)

** Vue d’intérieur ou Les pantoufles – attribué à Samuel van Hoogstraten (17e s.)

*** Le Jugement de Pâris – Girolamo di Benvenuto (17e s.)

Les entrailles de New York – Julia Wertz – Ed. L’Agrume

Sortie le 16 mai 2019 © Wertz/L’Agrume

L’éditeur présente cet album comme «  une déambulation unique dans l’histoire et les rues de New York, à mi-chemin entre documentaire illustré et bande dessinée. »

Autoportrait

Julia Wertz nous raconte l’histoire des blocs, des édifices et des entrailles de New York. Elle en dessine l’ architecture et ses évolutions – les boutiques historiques, le changement des façades et des enseignes –, nous régale d’anecdotes méconnues, comme par exemple l’histoire de l’avorteuse légendaire de la Cinquième Avenue, l’inquiétante Mrs Restell, ou celle de la non moins inquiétante tueuse en série, Lizzie Halliday.

Elle parle de la grande Prohibition… des flippers dans l’Amérique puritaine de la fin des années 1930, revient, entre autres événements, sur l’histoire du système de tubes pneumatiques qui permettait à l’époque d’envoyer à la vitesse grand V un courrier ou un colis…

En résumé, elle pose un regard amoureux et plein d’humour (parfois grinçant) sur cette ville, SA VILLE, dont on dit qu’elle ne dort jamais.

«  Ceci n’est pas un ouvrage d’histoire classique. Ce n’est pas non plus un guide pratique de New York. Nulle part on n’y mentionne ses premiers habitants, il n’y a pas de dessins d’Ellis Island ni de l’Empire State Building. Certes, la statue de la Liberté y fait une brève apparition, mais c’est juste à cause d’un problème de déchets. Non, ceci est plutôt un recueil d’histoires uniques en leur genre et souvent oubliées sur le passé de la ville, accompagnées de dessins de différents quartiers choisis au hasard, tels qu’ils furent autrefois et tels qu’ils sont aujourd’hui. Si vous vous attendiez à un livre historique traditionnel ou que vous cherchiez un guide des restaurants et des monuments de la ville, c’est franchement pas de bol. Par contre, si vous en avez marre de ce genre de bouquins et que vous avez envie d’une approche un peu moins conventionnelle de cette ville, vous tenez ce qu’il vous faut ! »

Anna K.

284 p., 29 €

De la même auteure : Whiskey & New York, L’Agrume (oct.2016)

Julia Wertz est née en 1982, dans la région de San Francisco et vit actuellement à Brooklyn. C’est l’une des auteurs phare de la bande dessinée indépendante aux États-Unis où elle a publié plusieurs romans graphiques. En 2011, les éditions Altercomics ont publié Whiskey & New-York, qui a unanimement conquis la critique et le grand public.

Julia Wertz

Les couleurs du ghetto – Aline Sax – Caryl Strzelecki – Ed. La Joie de lire

Depuis mars 2019 – Roman illustré traduit par Maurice Lomré © La Joie de lire

À partir de 13 ans.

À l’heure où un pourcentage non négligeable d’adolescents semble ne pas avoir pris la mesure de ce qu’a été la Shoah durant la Deuxième Guerre mondiale, ce texte sensible sera un complément précieux de leurs manuels d’histoire.

En septembre 1939, les Allemands envahissent la Pologne. Un an plus tard, lorsque débute le récit, il y a deux Varsovie : le ghetto juif et la partie aryenne de la ville. Le jeune Misja décrit tout d’abord le processus insidieux de la ségrégation à l’encontre de ceux dont l’Occupant veut se débarrasser : brimades, arrestations, exécutions. Jusqu’au jour où le ghetto se retrouve encerclé par un haut mur surmonté de tessons de verre et de barbelés, avec interdiction absolue de sortir, sauf pour aller travailler. Un ersatz de ville dans la ville. Les Juifs s’y entassent par centaines de milliers dans un dénuement absolu, la faim et les épidémies ne tardent pas à faire leur œuvre. « Certaines familles sortaient leurs morts et les déposaient sur le trottoir. Une carriole viendrait ensuite les emmener. »

Un soir, mu par la colère et la culpabilité de n’avoir pas résisté à ce qui était en train de se produire, le jeune Misja décide de quitter clandestinement le ghetto, à la recherche de nourriture pour les siens.

« J’avais trouvé le paradis : la boulangerie d’un copain de classe. (…) Je remplissais mes poches de gâteaux. Je suis sûr que l’homme (le boulanger) était au courant de mes visites… « 
© Caryl Strzelecki
« (…) jusqu’au jour où je l’ai attendue longtemps, très longtemps… » © Caryl Strzelecki

Cette sortie nocturne sera suivie de nombreuses autres.

Le

Le narrateur n’est pas le seul à transgresser les ordres, les Allemands le savent, aussi attendent-ils les fuyards au tournant, munis de lances-flammes. Ceux qui sont pris sur le fait sont exécutés ou font l’objet de représailles d’une cruauté inimaginable. «  Malgré cela, nous ne nous laissions pas faire. Le sang versé n’avait pas le temps de sécher que d’autres tentaient déjà leur chance. »

À l’été 1942, les déportations commencent sous un prétexte fallacieux. Misja sent intuitivement qu’il s’agit d’un aller sans retour. Le groupe de résistants qui s’est constitué au cœur même du ghetto et auquel il va s’intégrer lui en apportera la confirmation. Dès lors, il n’est plus seul, il se sent prêt à l’action.

« Nous les Juifs du ghetto, allions être transférés et vivre dans des petits villages russes. À nous le grand air et les vastes étendues (…) Je ne croyais pas à ces histoires. » © Caryl Strzelecki

L’insurrection est proche. Les armes sont fourbies sous l’œil avisé d’un déserteur allemand, les cocktails molotov sont prêts à être lancés à la face des bourreaux. Tous savent que leurs chances de survie sont plus que minces, mais là n’est pas la question : « Il existe deux façons de mourir : soit avec dignité en combattant, soit sans défense devant un peloton d’exécution ou dans une chambre à gaz. Laquelle choisissons-nous ? leur a demandé Mordechai, le chef du groupe. On est le 19 avril 1943.

La suite appartient à celles et ceux qui découvriront ce beau roman qui, à l’heure de la montée des populismes un peu partout en Europe, incite à lire le présent et le futur à la lueur du passé.

Anne Calmat

112 p., 14,50€

De la même auteure : La jeune fille et le soldat, La Joie de lire 2017.

Le travail m’a tué – Grégory Mardon – Hubert Prolongeau – Arnaud Delalande – Ed. Futuropolis

© H. Mardon, H. Prolongeau, A. Delalande/ Futuropolis – En librairie de 5 juin 2019

Ce récit bouleversant, issu d’un témoignage, est à mettre en perspective avec le procès actuel du patron d’une grande entreprise et de quelques-uns de ses cadres, accusés de harcèlement organisé. Il fait suite à un livre co-écrit par Hubert Prolongeau et Paul Moreira, Travailler à en mourir (Flammarion, oct. 2009).

Madame Perez et son avocate patientent dans la salle du tribunal des Affaires de Sécurité Sociale. Une plainte l’oppose à une grande entreprise pour harcèlement organisationnel. Ni l’une ni l’autre n’osent espérer que justice soit rendue.

Tout avait pourtant bien commencé. Carlos Perez, fils d’ouvriers venus d’Espagne, centralien brillant, est comme son père, un passionné de voitures. C’est tout naturellement chez un grand constructeur automobile qu’il postule pour son premier emploi, en 1988. Cinq ans plus tard, fort d’avoir sorti, avec son équipe, un nouveau modèle prestigieux, il passe chef d’atelier. Dans la foulée il épouse Françoise, une institutrice.

Carlos a le profil du « bon » travailleur que s’arrachent les entreprises : intelligent, efficace, consciencieux, impliqué dans son travail, soucieux de l’équipe comme de la hiérarchie. Mais s’investir sans compter peut aussi être une situation à hauts risques…

Y-a-t-il eu un premier grain de sable ? Un facteur déclenchant ? Au vu de ce témoignage, on a plutôt le sentiment qu’un enchaînement d’évènements a progressivement fait glisser Carlos dans une spirale infernale, dont il ne se sortira pas.

Un transfert de l’atelier dans un nouveau lieu, ce n’est pas la mer à boire, sauf qu’au moment où l’on devient père de famille, cela entraîne deux heures supplémentaires de trajet quotidien. Et puisqu’on est dans un nouveau local, il faut innover sur le plan des espaces de travail : un plateau, c’est les chefs parmi les ouvriers, les communications sans perte de temps en déplacements. La voilà la modernité, la transparence ! Le bruit, les allées et venues permanentes, l’auto-contrôle, les difficultés de concentration et de réflexion ne comptent pour rien. D’autant que les ateliers étant maintenant séparés du centre technique, on ne voit plus ce qu’on fait, et c’est autant en perte de sens de son travail. Et puis, au diable la vieille école, il faut intégrer les nouvelles panoplies managériales : management par objectifs, objectifs individualisés, entretiens d’évaluation, réorganisation… Le tout sans augmentation de salaire ni promotion, le licenciement restant une menace à ne pas négliger.

Carlos essaie de s’adapter et construit un fragile équilibre entre famille et travail. Mais dans le secteur automobile, la concurrence se fait plus rude, alors arrivent les « cost killers », ces managers qui « tuent les coûts », et parfois les humains avec.

Un collègue de la vieille école lui a pourtant glissé ce conseil judicieux : « Tu aurais la vie plus cool si de temps en temps tu t’en foutais un peu… »

La suite, nous l’avons bien trop souvent entendu aux informations : de réorganisations en réorganisations, de nouveaux logiciels en nouveaux logiciels, de déplacements en déplacements, l’accumulation des tensions, l’excès de travail, les crises conjugales… Un conflit avec sa hiérarchie, et c’est la dernière vague qui fait s’écrouler la falaise.

Rien ne fera revenir Carlos, mais il arrive que justice soit faite.

La narration linéaire nous fait suivre pas à pas la lente descente aux enfers de Carlos et de son épouse. Les dessins au trait noir, épais, sont réalistes. Ils sont parfois assortis de couleurs froides : bleu, violet, gris, blanc… Et de quelques éclaircies bleu ciel lors des moments heureux, ou bien d’un rouge violent lors de l’ultime conflit qui oppose Carlos à sa chef.

Le court texte qui suit la BD, propose une analyse de ce courant gestionnaire apparu dans les années 90, et de ses conséquences. Il se termine sur la note optimiste qu’apporte la mise en place encore balbutiante du « management libéré », afin que le travail cesse d’être meurtrier.

Nicole Cortesi-Grou

120 p., 19 €

Les Voyages de Jules – Emmanuel Lepage – René Follet – Sophie Michel – Ed. Daniel Maghen

En librairie le 9 mai 2019 © Lepage-Follet/Maghen

Le livre est un voyage dans le temps au travers d’une longue lettre que le héros, le peintre voyageur Jules Toulet – né de l’imagination de la scénariste Sophie Michel – envoie à sa bien-aimée, Anna. (1).

Il lui écrit : « Un jour quand nous serons vieux et que chaque seconde égrenée par l’horloge comptera, je te raconterai ma vie ». On pense à Ronsart.

Toulet évoque l’enfant qu’il fut et ceux qui l’ont marqué à jamais : ses parents, bien sûr, avec au premier chef, Rose, sa mère, «un mètre soixante-quatre d’amour, de bonté et de silence » (il en apprendra plus tard la raison). Puis, à égalité avec Rose, son maître absolu : Ammôn Kasacz « observateur avide et attentionné de la vie, dont l’enseignement et la rigueur m’ont mené plus loin que je ne serais allé tout seul. » L’album reproduit les échanges épistolaires entre ces deux êtres aux affinés si semblables, l’aîné guidant les lectures du plus jeune et parfaisant sa technique picturale. Jules parle de leur rencontre : « Nous nous sommes reconnus. J’ai plongé dans son regard comme on plonge dans l’amour, sans la moindre résistance. »

p. 18 & 19

Si l’on s’arrête un instant sur cette phrase qui semble si bien résumer l’amour sous toutes ses facettes, on se dit en admirant la puissance des illustrations de René Follet et en contemplant la beauté de celles d’Emmanuel Lepage, que l’un pourrait tout aussi bien l’attribuer à l’autre.

Félix Toulet, grand lecteur devant l’Eternel, nous entraîne ensuite dans la découverte des écrivains voyageurs qui ont nourri son imaginaire : Defoe, Verne, London, Conrad, Falkner. Comme lui, nous nous glissons dans la peau de Robinson, Vendredi, Némo, Arthur Gordon Pym, John Trenchard, ou dans celle de Jim Hawkins, le jeune héros de Stevenson qui réapparaîtra sous des noms différents dans ses romans. Nous embarquons avec lui sur La Licorne et Le Batavia, nous sillonnons les mers, enjambons les continents, croisons Ernest Hemingway, « un jeune gars qui projette de devenir écrivain ». L’Américain vient de rencontrer Ammôn. Puis nous nous plaisons à imaginer Félix s’essayant au dessin tout en luttant contre le roulis d’un navire.

p. 26 « Il faut compter sur le mouvement perpétuel des vagues, mais je m’aguerris. »

La lettre adressée à Anna fait de nous les témoins pivilégiés de son adoration pour cette jeune femme avec qui il a effectué tant de voyages. Un amour fou qui lui a fait un temps négliger son mentor. « Il faut laisser les vieux maîtres derrière soi, c’est dans l’ordre des choses », lui a généreusement écrit ce dernier. Nous le retrouverons au soir de sa vie, entouré de Jules, d’Anna et de Salomé (2), l’ex-capitaine de l’Odysseus pour qui, sa mission accomplie (réunir les toiles que la lecture de L’Odyssée avait jadis inspiré au peintre), il est temps de rentrer chez elle, sur une île que l’on a très envie d’appeler Ithaque. Homère n’est jamais loin, son ombre plane sur la trilogie.

p. 54

Nombre d’épisodes restent à découvrir au travers des récits tentaculaires du troisième et dernier volet de cette quête initiatique, ponctuée de dessins et d’illustrations, à la peinture acrylique pour Follet et à l’aquarelle ou au lavis rehaussé de gouache pour Lepage.

p. 91

Un seul mot vient à l’esprit : envoûtant ! On oublie que les personnages sont fictifs, on entre de plain-pied dans leur monde, et on s’en délecte.

Anne Calmat

164 p., 35 €

(1) Les Voyages d’Anna D M 29 €

(2) Les Voyages d’Ulysse D M 29 €

Les illustrations originales de ce livre sont exposées à la Galerie Daniel Maghen 36, rue du Louvre Paris 1er – https://www.danielmaghen.com/fr/emmanuel-lepage_b231.htm

Les Mohamed– Jérôme Rullier– Ed. Sarbacane (suivi de) Demain, Demain – Laurent Maffre – Ed. Actes Sud /Arte

Depuis le 1er mai 2019 © J. Rullier/Sarbacane (nouvelle édition)

Les Mohamed est l’adaptation par Jérôme Rullier du livre de Yamina Benguigui, Mémoires d’immigrés, l’héritage maghrébin pour lequel l’auteure avait recueilli le témoignage de plusieurs générations d’immigrés installés en France.

Les Mohamed et Demain, demain, sortis à trois mois d’intervalle au printemps 2011 sont deux œuvres graphiques indissociables. Elles ont laissé chez nombre de lecteurs une impression d’irréparable face au traitement indigne que l’Etat français réserva alors à ceux qui avaient traversé la Méditerranée dans le courant des années 1960 pour rejoindre la patrie des droits de l’homme.

« Je voulais redonner de la dignité à ces immigrés Maghrébins dont on a oublié le passé et les conditions dans lesquelles ils ont été accueillis en France. Je suis née ici, issue de parents algériens. Mes parents, et tous ceux des enfants des banlieues, des beurs comme on dit, sont toujours restés dans l’ombre. Jamais on ne les a laissés s’exprimer sur leur passé. Dans ma famille, il y avait quelque chose de honteux à parler de cette immigration. De ce fait, on se taisait. Et nous, enfants d’immigrés, ne savons rien de la réalité. L’ignorance est dangereuse. Il faut retrouver notre histoire pour mieux comprendre notre double culture, et la faire connaître aussi aux Français de souche. »

Les récits sélectionnés et mis en images par Jérôme se croisent, se répondent ou se complètent. Les témoignages sont écrits à la main, comme sur un cahier d’écolier, le dessin lui-même a quelque chose d’enfantin dans sa simplicité.

En leur donnant corps à travers ces formes épurées – comme il l’avait fait dans un précédent album intitulé L’étrange (v. Archives, mars 2016) – Jérôme Rullier permet aux lecteurs de se projeter dans une histoire qui n’est pas nécessairement la leur, et aussi de se mettre à la place de tous ceux qui, hier comme aujourd’hui, d’où qu’ils viennent, ont fui la misère pour venir travailler dans un pays qui bien souvent ne fait que tolérer leur présence. Les pères, les mères et les enfants disent ici la douleur du déracinement, du poids du regard et de la difficulté au quotidien de trouver son identité, quand on ne constitue aux yeux des autres qu’une entité indistincte, corvéable à merci.

Cette nouvelle édition a aussi été pour l’auteur l’occasion d’une réflexion sur la France d’aujourd’hui, avec ses évolutions, son métissage, ses peurs, ses nouvelles revendications d’égalité et de justice sociale. Et depuis quelques années, la tentation de l’amalgame qui s’installe ici et là.

Anne Calmat

296 p., 20 €

Sortie le 15 mai 2019 (nouvelle édition) © L. Maffre/Actes Sud/Arte

Le bidonville de Nanterre, baptisé « La Folie », le plus vaste et le plus insalubre de la région parisienne, se situait sur les terrains de L’EPAD (Etablissement Public de l’Aménagement de la Défense). En 1962, environ 1500 ouvriers « célibataires » et quelque 300 familles l’habitaient, sans eau ni électricité.

La bande dessinée-reportage de Laurent Maffre nous montre la suite.

On est le 1er octobre 1962, Soraya et ses deux enfants, Samia et Ali, ont quitté le bled pour rejoindre Kader, avec des rêves « d’immeubles en or et de billets de 500 francs jonchant le sol ». Désillusion.

Un mirage, entretenu par ceux-là-mêmes qui sont venus travailler en France. Le logement de Kader se résduit à une cabane dans un bidonville cerné par les tombereaux de la terre que l’on a extraite du chantier de la Défense et par les gravats des pavillons dont on a expulsé les habitants.

Leur vie finira pourtant par s’organiser autour de l’unique point d’eau du camp, sous le regard peu amène des agents de police, chargés de dégommer toutes les tentatives d’amélioration de l’habitat, effectuées de nuit, en catimini. « Allez, dégagez, du balai, sinon on vient chez vous ! » Une relation d’amitié ne nouera cependant entre la famille de Kader et un couple de Français « de souche », les premiers continuant d’attendre des jours meilleurs.

Demain, peut-être…

La grande qualité de l’album, très documenté grâce au témoignage de Monique Hervo, militante française naturalisée algérienne en 2018 qui a passé douze ans aux côtés des habitants du bidonville de Nanterre, réside dans sa simplicité. On découvre du reste dans la seconde partie de l’album le dossier photos et le témoignage de celle qui se rendit pour la première fois à La Folie en 1959*.

Simplicité du trait à l’encre noire, simplicité des mots, éloquence du récit. On arrive rempli d’illusions, on trime, on garde la tête haute contre vents et marées, et au bout du chemin, avec un peu de chance, il peut arriver qu’on récolte une partie de ce qu’on a semé…

A. C.

192 p., 24 €

127, rue de la Garenne : Supplément Monique Hervo

Femme Sauvage – Tom Tirabosco – Ed. Futuropolis

En librairie le 8 mai 2019 © T. Tirabosco/Futuropolis,

Le chaos a débuté. 

Dans un futur proche, aux États-Unis, les excès du capitalisme déclenchent une guerre civile. Suite à l’état d’urgence décrété, la police est omniprésente. La planète, touchée par le dérèglement climatique, semble atteinte de folie, les villes sont inondées, les riches se terrent dans des ghettos sécurisés, tandis que les « Rebels » ont, eux, rallié le Canada.

Emmitouflée dans sa parka, cette fragile jeune femme fuit et se réfugie dans les bois. C’est dur d’y survivre quand on est citadine, qu’on ne possède pour tout bien qu’un sac à dos avec un exemplaire de Walden de Henry David Thoreau, et ses souvenirs. Souvenir d’Ethan, le métèque, si beau et si sage. 

Détail p. 17

Mais les bois eux-mêmes ne sont pas sûrs, on y fait de mauvaises rencontres. Heureusement qu’elle a pris la précaution de glisser ce couteau dans son maigre bagage, et que sa main est sûre. Auprès d’un lac, apparu comme un mirage, on peut se laver, se purifier l’âme et retrouver au sein de la nature le peu de bien-être et de sécurité qui permet de tenir. Les nuits apportent leur lot de cauchemars, surtout quand elle repense à ce qu’a subi Ethan. Mais à quoi bon ruminer, il lui faut fuir, encore fuir les hommes, les ours, et réapprendre à pêcher et à chasser. 

Et un soir de pluie et de froid, il y a cette silhouette aperçue à la nuit tombante, moitié ours, moitié humain. Cette même silhouette qui lui sauve la vie quand ses poursuivants l’ont rejointe dans la cabane où elle avait fait halte. Ensuite, elle a perdu connaissance…

Détail p. 17

Qui est cet étrange personnage venu à son secours ? Qui la conduit sur des sommets, loin du monde d’en-bas ? Qui ne parle pas son langage articulé mais la comprend ? Qui fréquente une horde de loups et lui fait découvrir les magnificences du monde souterrain ? 

Et si le Yéti était une femme ?

Son voyage va s’arrêter là, car elle va y trouver suffisamment d’affection et de sécurité, mais elle aura à qui transmettre le relai de sa quête de l’autre monde, celui des Rebels… 

L’histoire se déroule au fil du récit que fait l’héroïne de son aventure. Quelques flash-back nous renseignent sur sa vie d’avant et ce qui a déterminé sa recherche des Rebels. Ce n’est que dans les dernières pages que de nouveaux personnages entrent en dialogue.

La trame est simple, l’album se lit d’une traite. Parce qu’il exprime notre anxiété face à ce monde en perte de valeurs, dominé par la technologie et l’intérêt ? Parce que les personnages, en quête d’authenticité et de simplicité, veulent se réconcilier avec la nature ? Parce que la femme sauvage est un symbole de cette nature bienfaisante et maltraitée ? 

Le dessin de Tom Tirabosco, avec ses images saisissantes de nature ou de violence, est précis, fouillé. Le noir et blanc convient tout à fait à la sobriété de la narration et à la tension qui la sous-tend.

Nicole Cortesi-Grou

240 p., 25 €

Depuis une dizaine d’années Tom Tirabosco a publié J’ai bien le droit (La Joie de lire, 2010), Sous-sol (Futuropolis, 2010), Kongo* (Futuropolis, 2013), Wonderland* (Atrabile, 2015), La graine et le fruit (La Joie de lire, 2017). Outre ses albums BD, l’auteur genevois réalise des affiches culturelles et politiques. Il travaille régulièrement avec la Tribune de Genève, Le Temps, LaRevueDurable. (* voir Archives)

Robinsons, père et fils – Tronchet – Ed. Delcourt

Depuis le 10 avril 2019 © Tronchet/Delcourt

Dans un précédent album intitulé Le fils du yéti (Casterman, 2014) Didier Tronchet sauvait une pile d’albums photos d’un incendie, puis contre toute attente l’abandonnait dix minutes plus tard dans la poubelle de son immeuble. Cette attitude contradictoire l’amenait ensuite à revoir sous un jour différent les principaux moments qui ont jalonné son existence, et à lui donner une tout autre orientation. L’auteur signait alors un album pudique et sensible face au souvenir d’une enfance et d’une adolescence qui semblent avoir pesé lourd pour lui, et surtout face au souvenir de ce père trop tôt disparu.

Robinsons, père et fils, en grande partie autobiographique également, est de la même vaine. Son graphisme reconnaissable entre mille désamorce toute idée de dramatisation. Le « fils du yéti » est à son tour devenu père. Il a décidé de s’expatrier un temps sur un îlot situé au large de Madagascar. Son intention ? Expérimenter le « sentiment d’île » et en profiter pour évaluer son niveau de résistance à l’absence de confort moderne, loin des réseaux sociaux. Mais tout ne va pas se passer pas comme prévu, puisqu’une « bombe à retardement » l’accompagne sur cette minuscule bande de terre, où le pire à redouter n’est pas un cyclone mais un trou dans une moustiquaire : son fils Antoine, treize ans, avide d’autonomie et d’aventures.


Le père espère tout d’abord incarner une figure protectrice aux yeux de son gamin – Ne crains rien, papa est là ! – mais c’est l’inverse qui va se produire. Si bien qu’il se retrouve « comme un grand couillon en short », désoeuvré, en proie à la culpabilité de ne rien faire de ses journées et mortifié à la vue du tourisme sexuel qui s’impose aux yeux de tous. Le journal que tient régulièrement Antoine nous renseigne quant à son ressenti face à la transformation radicale de son quotidien, et aussi face aux mises en garde et autres propositions culturelles de son paternel.

Font-ils le même voyage ? Patience, tout viendra à point à qui aura su attendre, même si les circonstances du rapprochement espéré auraient pu les mener à la cata. Ce père, un rien frustré mais pétri d’amour envers son fiston, sait que « plus le lien est solide, plus l’ado doit tirer fort sur la corde pour s’en libérer »…

Anne Calmat

120 p., 17,95 €

Détail, p.91