Chaplin en Amérique – Laurent Seksik – David François – Ed. Rue de Sèvres 1/3

Sortie le 18 septembre 2019 – © Visuels L. Seksik – D. François/Ed. Rue de Sèvres

L’humour renforce notre instinct de survie et sauvegarde notre santé d’esprit. Charlie Chaplin

Octobre 1912. Charles Spencer Chaplin débarque aux États-Unis la tête pleine de rêves et d’ambition. Son nom, il le voit déjà en gros sur la 5e avenue.

Son enfance à l’époque victorienne a ressemblé à un roman de Dickens. Fils d’artistes tombés dans l’oubli, puis dans la misère, son demi-frère et lui connaissent les taudis, les nuits passées dans les rues, et la mendicité. Charles se retrouve cependant sur les planches dès l’âge de six ans, pour un numéro de danse puis de pantomime anglaise qui le conduira en tournée pendant un an aux USA, en 1910.

« Salut, l’Amérique !
Je suis venu te conquérir !
Il n’est pas une femme, un homme, un enfant, qui n’aura pas mon nom aux lèvres !
 » Charlie Chaplin

Le rêve américain va alors s’emparer de lui et le faire revenir deux ans plus tard. Remarqué par Mack Sennet, il signe rapidement un contrat dans lequel cavalcades et tartes à la crème sont au menu. Il a déjà adopté le look qui le rendra célèbre : chapeau melon, petite moustache, démarche en canard, grandes chaussures, pantalon trop large. Puis il va affiner son personnage en devenant le chômeur amoureux aux prises avec les pires difficultés, desquelles il se tirera par son humour, sa dignité et ses trouvailles ingénieuses.

Charlie Chaplin (1889-1977) dans le personnage de Charlot, créé en 1914. (AFP)

Fait unique dans l’histoire du cinéma, la personnalité de l’artiste aura autant d’impact sur les foules que celle du personnage qu’il a créé.

Chaplin en Amérique raconte comment ce garçon, qui avait eu au départ de si mauvaises cartes dans son jeu, a pu rapidement devenir tout à la fois le plus grand cinéaste de son temps, l’inventeur du cinéma moderne, un créateur visionnaire et un acteur d’exception, doublé d’un porte-parole des misérables, des moins que rien, des vagabonds…

C’est cette conquête de l’Amérique que retrace ce premier volume. D’une vie de misère à la gloire absolue d’un géant, que vient déjà menacer la passion de la chair et l’engagement politique. Cette première aventure débute en 1910, lorsqu’il quitte l’Angleterre pour les Etats-Unis, et se termine vers 1920.

A. C.

72 p. 17€

Emmett Till, Derniers Jours d’une Courte Vie – Arnaud Floc’h – Ed. Sarbacane

Copyright A. Floc’h :, Sarbacane – Sortie le 21 août 2919 – 80 p., 19 € 50

« Il a sifflé ! Et alors ? […] Il faut qu’il meure pour ça ?
– Un gars du Nord […]. Il a joué les durs au pays des chaînes. Où est-ce qu’il se croyait ? […]  Les Noirs, ils sont pas des hommes au pays des chaînes. » Toni MorrisonLe Chant de Salomon, 1977

Quand, le 29 août 1955, Emmett Till, dit Bobo en raison de son défaut d’élocution, un adolescent noir de quatorze ans venu de Chicago passer ses vacances chez son oncle et aider aux travaux des champs, descend du train en gare de Money (Mississippi). Il ne sait pas qu’il lui reste peu de temps à vivre.

De nos jours. Un jeune journaliste musical questionne un vieux jazzman noir prénommé Luther. Ce qu’il souhaite, c’est que le vieil homme lui parle d’Emmett Till, qu’il a connu cet été-là. Il accepte, non sans émotion, de remonter le temps et de raconter comment, peu de temps après son arrivée, Emmett a eu la mauvaise idée d’entrer dans une épicerie réservée aux Blancs et d’insister pour que Carolyn Bryant, l’épouse du patron, lui vende dix cents de candies, puis, face à son refus, de la gratifier d’un insolent « Alors, bye bye darling », après que cette dernière eut brandi une pelle en lui intimant en l’ordre ficher le camp. Il était un peu hâbleur. Il voulait nous en remonter, à nous les bouseux, se souvient Luther.

Détail planche 43

Bobo lui aurait tenu des propos crus à connotation sexuelle, suivis d’un sifflement admiratif avant de déguerpir. C’est en tout cas ce qu’a affirmé la jeune femme, avant de se rétracter en 2008, lors d’un entretien avec l’historien Timothy Tyson.

Trois jours plus tard, Bryant, accompagné de son demi-frère, J.W. Milam, kidnappent Emmett, le torturent, avant de l’achever d’une balle dans la tête et de jeter son corps dans la rivière. Il ressemblait à un lamantin lorsqu’on l’a repêché. Le procès inique des deux tortionnaires qui s’en suivra ne sera, on s’en doute, qu’une pure mascarade.

Ce meurtre, commis avec la plus extrême sauvagerie l’année même de l’arrestation de Rosa Parks et des premières déclarations de Martin Luther King, en décembre 1955*, ne passa pas inaperçu à l’époque. Mais si on se souvient plus facilement de Rosa Parks et de Martin Luther King, cet épisode renvoie de façon criante à la condition actuelle des Noirs dans un pays où le racisme, exacerbé par les déclarations à l’emporte-pièce de son président, reste prégnant. Un fléau décrit par Roberto Minervini dans son documentaire tourné entre Louisiane et Mississippi, What You Gonna Do When the World’s on Fire ? (2017).

Et il semble évident, qu’au-delà de la description du lynchage dont fut victime Emmett Till, Arnaud Floc’h a voulu que la réalité de tous ces crimes demeurés impunis reste à jamais intangible. Pour cela, il s’est entouré de Chantal Levy, qui signe à la fin de l’album un passionnant dossier photographique et historique de cinq pages, et de Christophe Bouchard, dont les couleurs matérialisent avec force les différents moments et ambiances du récit.

Tous nos remerciements vont également aux éditions Sarbacane pour avoir réédité cet album.

Sortie le 21 août 2019 – Ed. Sarbacane

Anne Calmat

À noter, la parution simultanée de Mojo hand (Sarbacane), dans lequel on retrouve les thèmes qui sont chers à Arnaud Floc’h : l’Amérique, la ségrégation, la famille, le blues…

  • Voir Archives Wake up América (suivi de) Scottsboro Alabama, avril 2018 
Martin Luther King

Anne Calmat

Mon premier rêve en japonais – Camille Royer – Ed. Futuropolis

En librairie à partir du 21 août 2019 – © C. Royer/Futuropolis

Camille a huit ans. Elle est le contraire d’une petite fille modèle : elle fait le cochon pendu dans les escaliers, claque les portes, pousse des cris barbares, dit des gros mots et se bagarre avec son frère Julien. Mais toute cette belle énergie se transforme en terreur le soir venu. Camille a peur des fantômes. Avant qu’elle s’endorme, sa maman, d’origine japonaise, lui narre des contes de son pays. Ceux-ci lui révèlent la faiblesse de l’homme, les injustices qu’il subit, les mystères auxquels il est confronté, l’inéluctable : la vieillesse, la maladie, la mort.

Mais si les fantômes disparaissent au bord du sommeil, ils reviennent s’agiter au cœur de la nuit, durant les rêves. Ils osent même se montrer le jour, dans un recoin de chambre, le reflet d’un miroir ou au fond d’une piscine.

Quand ils la laissent tranquille, la petite Camille doit affronter d’autres épreuves, comme apprendre laborieusement les kanjis (idéogrammes empruntés au chinois) et les hiraganas (alphabet japonais), enseignés par Junko, sa répétitrice japonaise. Apprendre aussi à affirmer son originalité, lorsque ses petits camarades la traitent d’irradiée ou de chinetoque, à gérer sa violence, afin de faire la paix avec Julien.

Et s’empêcher d’imaginer que sa maman pourrait partir pour toujours au Japon…

Il faut avouer que les adultes lui compliquent la vie, car eux-mêmes se transforment en véritables démons lorsqu’ils se crient très fort dessus.

On le voit, à travers une histoire qui lui est familière, Camille Royer nous dévoile avec beaucoup de sensibilité et de subtilité cette période compliquée et lourde d’enjeux que chaque enfant doit traverser, avant d’apprendre à faire la part des choses entre ses fantasmes et la réalité, d’accepter l’idée que ces adultes grandioses que sont ses parents ont également leurs faiblesses, se résoudre aux grandes énigmes existentielles de la vie et s’arranger avec sa propre différence.

Ces leçons de vie nous sont proposées à travers des situations du quotidien, avec parfois un brin d’humour, parfois un regard mélancolique, toujours avec pudeur.

Camille semble bien partie pour franchir ce passage, avec les points d’appui importants que sont l’amour de ses parents et l’amitié de sa petite copine Emma. La chute de l’histoire nous le confirme avec un clin d’œil appuyé.

Le graphisme est très original. Pour le quotidien, un figuratif un peu flou, fait de traits hachurés en noir et blanc, et pour les contes et fantasmes, des images fortes aux somptueuses couleurs, avec parfois des perspectives étonnantes.

Camille Royer

Mon premier rêve en japonais est aussi le premier album de Camille Royer. Ce rêve est-il à l’origine de la créativité dont elle fait preuve ? Quoi qu’il en soit, ces débuts nous semblent prometteurs.

Nicole Cortesi-Grou

160 p., 21 €

BD-Reportage au cœur de la troisième population – Aurélien Ducoudray – Jeff Pourquié – Ed. Futuropolis

COUP D’ŒIL DANS LE RÉTRO – Depuis mai 2018 – Copyright A. Ducoudray, J. Pourquié / Futuropolis

Depuis 1956, la clinique de psychothérapie institutionnelle la Chesnaie (Loir-et-Cher) a développé un modèle thérapeutique sans construire de mur d’enceinte ni fermer ses portes. À la Chesnaie, établissement conventionné, les médecins ne portent pas de blouses blanches, soignants et soignés se côtoient de façon indifférenciée. « On ne sait pas qui est qui. Il faut se parler pour le découvrir » prévient l’infirmière. Car ce sont les échanges qui sont au coeur de la thérapie, « leur traitement, c’est avant tout de leur redonner une vie sociale, on est vraiment dans le soin individuel, à la carte ». Les décisions sont prises collectivement lors de réunions hebdomadaires (investissements prioritaires, sorties culturelles…), chacun y va de sa proposition. Dans ce lieu de soins qui est aussi un lieu de vie l’association Club de la Chesnaie tient une place prépondérante et rallie tous les suffrages. Créée en 1959, le club joue notamment le rôle d’interface avec l’extérieur, il est ouvert à tous et accueille spectacles et spectateurs, résidence d’artistes, d’écrivains, d’illustrateurs… Nombre d’ateliers (artistiques, sportifs, culturels) sont régulièrement proposés.

Affiche été 2019. Voir sites la Chesnaie et Club.

Après avoir brièvement décrit le fonctionnement de l’établissement, les deux auteurs s’attachent aux rencontres qu’ils ont faites. L’approche retenue est naturaliste : à quelques exceptions près, le lecteur les accompagne dans tous leurs déplacements. « À la Chesnaie on marche beaucoup, on trottine, on cavale, on crapahute, on traîne du pied, on clopine, on flâne, on trépigne, on tourne, on retourne, on détourne (…) Y en a qui vont quelque part, d’autres nulle part, y en a certains qui semblent chercher où aller, d’autres qui ont trouvé, y en a qui ont oublié où ils vont… et d’autres qui ne l’ont jamais su. » Cela donne lieu à des anecdotes cocasses ; le compte rendu graphique qu’en fait Jeff Pourquié met surtout en évidence le fait que la maladie mentale n’est la plupart du temps pas fatalement « visible » : l’agitation n’est pas la règle, celles et ceux avec lesquels Ducoudray et Pourquié interagissent n’expriment que rarement les troubles qui les habitent. D’ailleurs, lorsqu’ils le font, ils manifestent, à quelques exceptions près, plus d’angoisse que d’agressivité.

Le personnel est polyvalent. Il peut, selon un planning établi à l’avance, tout aussi bien affecté être à la distribution des médicaments, qu’au ménage ou à la préparation des repas. « On est sur des « missions » entre six mois et un an (…) On voit ainsi nos patients autrement que dans une relation figée ». Idem pour les patients, et pour nos deux bédéistes qui, dans le cadre de la répartition des tâches tournantes, vont ponctuellement être affectés aux fourneaux ou à la plonge. « Pourvu qu’on ne nous demande pas d’être psys ! »

Ducoudray et Pourquié décrivent avec humour et sans sensationnalisme les pathologies de ceux qui ont été pris en charge à la Chesnaie. Des visages, des mots, des attitudes, des parcours de vie. Les planches sont très denses, très dialoguées – sept cases en moyenne par planche. Trois pleines pages ont été plus spécifiquement dévolues à trois pensionnaires, avec quelques-unes de leurs représentations mentales en arrière-plan.

Un beau reportage qui tord le cou à quelques clichés sur la maladie mentale et porte haut les couleurs de l’humanisme. Ici patients et soignants s’enrichissent mutuellement et l’on rêverait que cette expérience, qui en France a été reproduite dans trois ou quatre établissements, devienne monnaie courante, avec ici un rapport nombre de patients/nombre des nombre de soignants défiant semble-t-il toute concurrence.

Anne Calmat

122 p., 19€