Copyright A W. Inker / Sarbacane – Depuis le 27 mai 2020 – 184 p., 28 €
D’après le roman de Virginia Reeves
Le récit a pour cadre la grande crise économique des années1930 qui a vu les petits fermiers ruinés par l’appauvrissement du sol et la mécanisation de l’agriculture, contraints à l’exil, cependant que leurs créanciers, les banques, s’emparaient de leurs terres pour les exploiter. La première planche de l’album s’ouvre sur les prémices de cet exode forcé.
On pense au roman de John Steinbeck, Les Raisins de la colère, dont s’est vraisemblablement inspirée Virginia Reeves pour l’écriture de son roman – qui se déroule en Alabama (Stock, 2016) – fidèlement adapté et mis en images par Alex W. Inker.
Le personnage central, Roscoe T. Martin, est un garçon débrouillard qui n’hésite pas à flirter avec l’illégalité en cas de nécessité absolue. Il vit dans la ferme dont a hérité sa femme, Mary, avec leur fils. Elle est passionnée de lecture et se donne corps et âme aux travaux des champs, mais le revenu est maigre, les huissiers se profilent. Lui au contraire ne veut pas entendre parler de labour, il est électricien, point à la ligne.
Comment exercer son métier en ces temps de marasme économique ? Un jour, Roscoe a une idée qui devrait leur permettre à tous de s’en sortir…
Tout semble être rentré dans l’ordre, jusqu’à cet accident mortel, celui d’un employé de la compagnie chargée de l’électrification du comté.
La suite est une longue descente aux enfers. Roscoe va se retrouver en prison, totalement abandonné par les siens, exposé au sadisme des gardiens, à la violence des rapports sociaux, et témoin de la ségrégation raciale qui y règne en maître. Mais il est de la trempe de ceux qui s’en sortent. À moins que, neuf ans plus tard, il ne puisse toujours pas échapper moralement à la culpabilité de la « faute originelle » qu’il a commise en voulant sauver la ferme de Katy…
Le dessin d’Alex W. Inker – souvent en gros plan – participe beaucoup à la réussite de l’album. Son trait puissant aux couleurs fortes donne de l’expressivité aux personnages et traduit parfaitement l’atmosphère poisseuse du récit.
Depuis mars 2020 – Copyright Mœbius, A. Jodorowky / Humanoïdes associés. 59 p.
Les bandes dessinées de Mœbius, maître incontesté du rêve, ne se racontent pas, elles se voient et se regardent. Les ramener à leur histoire, revient a oublier l’essentiel: l’intelligence de ses images. (L’éditeur)
Tentons cependant de nous appuyer sur la force et l’intelligence incontestable des images pour comprendre les intentions des auteurs de cet album multi-réédité depuis son élaboration à la fin des années 1970.
Un enfant aveugle, vêtu d’un cafetan oriental – un petit prince ? ; un oiseau de proie qui semble être à son service ; un chat noir ; des immeubles à l’architecture médiévale et des rues parsemées de détritus forment le cadre de cette fable qui se déroule dans une atmosphère de fin du monde.
L’enfant à sa fenêtre, que l’on prend tout d’abord pour un adulte, ordonne au rapace de fondre sur le chat qui erre dans cette ville fantôme et de lui rapporter ses deux yeux. Tout semble se dérouler dans un silence quasi absolu, c’est à peine si l’on devine les ordres que le maître donne à son serviteur ailé. Il remplace alors les siens par ceux du chat. « C’est merveilleux, je vois ! »
Qu’a-t-il vu ? Quel monde effrayant a-t-il découvert au travers des yeux du félin pour qu’il dise un peu plus tard à l’oiseau : « La prochaine fois tu me ramèneras les yeux d’un enfant » ?
Cette histoire, à la fois ésotérique et glaçante, est la première création du couple Jodorowsky (scénario) / Mœbius (dessin). L’alchimie particulière qui l’anime, sans que l’on puisse en réalité déterminer qui a décidé de quoi, font des Yeux du chat un ouvrage à part dans l’œuvre de ce duo de génie*, qui laisse la porte ouverte à toutes les interprétations.
Anne Calmat
Jean Giraud (1838-2012)
Jean Giraud, alias Gir ou Mœbius publie ses premières BD en 1956-57 dans des magazines jeunesse, tels que Spirou. Dès 1963, il dessine Fort Navajo, la première histoire de Blueberry pour Pilote (sous le pseudo de Gir. Scénario Jean-Michel Charlier). Puis ce sera l’Écho des savanes, Métal Hurlant, de nouveau Pilote, Hara-Kiri, Les Humanoïdes Associés… Tel un Janus dans l’Histoire de la BD, Giraud, Gir et Mœbius vont se croiser partout dans le monde, dans la presse papier comme sur les écrans. Avec près d’une centaine d’ouvrages de bande dessinée, d’illustrations et même de peinture (Quatre-Vingt-Huit aux éditions Casterman…), Jean Giraud figure parmi les plus grands de la BD mondiale.
Voir aussi L’incal (Les Humanoïdes associés, 1981-1988)
À partir du 21 janvier 2021 – Visuels copyright Ø. Torseter / La Joie de Lire – 136 p., 18 €
Où l’on retrouve notre ami Tête de Mule et son acolyte, l’homme à la trompe. Le premier est factotum, le second est Président. De quel pays ? Nous ne le saurons pas, mais il est certain qu’il ne s’agit pas d’un confetti sur la carte du monde, puisque ledit président détient LA valise, celle qui peut faire beaucoup de dégâts si un irresponsable s’en empare et appuie sur le bouton rouge.
Tête de Mule est donc factotum. Un titre qui peut sembler pompeux pour dire qu’il est l’homme à tout faire du président : réparateur de chaise de bureau, plombier… Mais attention, il doit bientôt être promu au rang du porteur de valise, le président préférant se concentrer sur les affaires courantes (ici, les parties de golf sont remplacées par la tonte de la pelouse devant de palais présidentiel).
« Monsieur le Président, il y aurait des fuites dans le Palais. » « Factotum, jetez-y un œil quand vous aurez fini de décoller ma semelle… »
Pour l’heure, Tête de Mule se contente d’un emploi subalterne… mais essentiel.
Mais ne voilà-t-il pas qu’un soir, il se fait agresser et dépouiller par un individu qui lui ressemble comme deux gouttes d’eau. Tête de Mule ne tarde pas à constater que son mystérieux double s’est installé chez lui et – Ô rage ! Ô désespoir ! – qu’il occupe SON poste d’homme à tout faire auprès du président.
Tête de Mule est dans de beaux draps, mais il a plus d’un tour dans sa boîte à outils…
En attendant, comment prouver son identité, et surtout, comment éviter la cata ?
Un « thriller » fantasque, bourré de charme et d’esprit, assorti d’une satire du pouvoir et des relations internationales. Une nouvelle fois*, la magie opère dès le premier regard. Tout lectorat.
Anne Calmat
V. BdBD Archives : Tête de Mule (2016),Mulysse prend le large (2018), La cape de Pierre (2020).
Moments extraordinaires sous faux applaudissements – Ed Futuropolis, depuis le 7 octobre 2020
Copyright Gipi / Futuropolis – 168 p., 23€
Boulevard de la BD n’avait pas tari d’éloges à propos de La Terre des fils imaginée en 2017 par le maestro assoluto de la BD transalpine, Gipi. Avec Moments extraordinairessous faux applaudissements, il ne déroge pas à son habitude d’enthousiasmer son lectorat par la force de chacune des œuvres qu’il compose depuis une quinzaine d’années. (Voir en seconde partie une sélection de quelque-unes d’entre-elles)
Ici, Landi – que l’on avait déjà croisé dans Vois comme ton ombre s »allonge – est un humoriste, adepte du « stand-up ». Sa vieille mère est en train de mourir et il tente de concilier ses visites dans la journée à la clinique où elle est hospitalisée et ses prestations le soir sur scène.
À sa mère, il parle de l’enfant qu’il fut et qui l’accompagne depuis, lui renvoyant une image oubliée de lui-même. À son public, il raconte sa mère en train de mourir. Peut-on, doit-on faire rire dans de tels moments ? Gipi se pose et nous pose la question.
Plusieurs lignes narratives et autant de plans temporels et intemporels s’entremêlent dans un magnifique crescendo émotionnel pour saisir l’essence de la vie. On rencontre ainsi un groupe de cosmonautes en perdition dans un monde hostile, un homme des cavernes – l’alter ego de l’auteur ? – qui se bat avec ses armes pour survivre et transmettre cet acharnement aux générations futures. On s’y perd parfois mais on retrouve vite le fil du récit.
Avec en filigrane de ces Moments extraordinaires à portée universelle, le sentiment d’impuissance qui saisit chacun face à la disparition de celle qui vous a donné la vie, mais aussi la recherche d’une force mystérieuse qui, le moment venu, nous pousse à explorer nos propres mondes intérieurs afin d’y faire face.
Gipi s’abreuve à cette zone obscure où se cachent des images qu’il croyait à jamais perdues, ces fragments de mémoire qu’il inscrit au cœur de son récit. Avec cette présence récurrente et décisive de l’enfant, capable de forcer les adultes à affronter ce à quoi ils ne peuvent se résoudre.
Moments extraordinaires sous faux applaudissements est une œuvre intense, complexe et bouleversante. Mais n’a-t-on pas régulièrement ce sentiment à la lecture de tout nouvel album de Gian Alfonso Pacinotti, alias Gipi ?
A. C.
Coup d’œil dans le rétro…
Copyright Gipi / Futuropolis – 72p., 16 €
Bons baisers de la province– Ed. Futuropolis, 2014
L’album, dont la tonalité évoque le cinéma néo-réaliste des années 1950, réunit deux récits, écrits et illustrés par Gipi (Gian Alfonso Pacinotti) en 2005 et 2006 : Les Innocents et Ils ont retrouvé la voiture.
» Trainer dans la rue. Faire partie de la bande. Pendant des années, nous n’avons pas cherché autre chose. (…) Il y avait la rue, avec ses lois inconnues et ses figures menaçantes. Et il avait nous qui étions encore innocents, jusqu’à preuve du contraire « , peut-on lire sur la 4ème de couverture.
Les personnages tentent de faire table rase d’un passé qui leur colle à la peau. Il y est question de violences policières, d’un forfait, d’amitiés trahies, sans que l’auteur en précise la nature exacte. Qu’est-il arrivé à Valerio, pour qu’à sa sortie de prison, il n’ait qu’un seul objectif : se venger de ceux qu’ils l’y ont envoyé ? Qu’y avait-il de compromettant dans cette voiture inopportunément retrouvée pour que les héros se sentent menacés au point de commettre l’irréparable ?
Si la vérité nous est en partie dévoilée, ou apparaît en filigrane, le lecteur a tout le loisir d’éclairer à sa convenance les zones d’ombres » épaisses comme les parpaings d’un Enfer en construction » de ces deux courts-métrages graphiques.
L’écriture distanciée de Gipi, la forte expressivité de ses dessins, son univers à la fois poétique et douloureux séduiront une nouvelle fois les admirateurs du maître, et probablement ceux qui le découvriront.
Anne Calmat
Copyright Gipi / Futuropolis – 213 p., 19 €
Vois comme ton ombre s’allonge – Ed. Futuropolis, 2014
Landi est écrivain, un écrivain égaré dans le labyrinthe de son esprit peuplé d’obsessions qu’il ressasse (le vieillissement) et dessine (un arbre, une station service), et qui l’ont mené jusqu’au service psychiatrique d’un hôpital. Gipi alterne le trait noir sec et l’aquarelle vaporeuse pour décrire au mieux les états mentaux de ce personnage incapable de retrouver le sens de son histoire. Le puzzle mélange bribes de discours, de conversations avec ses proches, de légendes qu’il s’invente et de la vie de son grand-père, un soldat de la Grande Guerre dont les lettres le fascinent littéralement. Gipi dilue son récit, son trait, pour mieux exprimer la folie mélancolique du personnage. On retrouve avec grand plaisir le ton et le dessin de cet auteur talentueux, qui de livre en livre construit une œuvre tout en nuances qui explore avec délicatesse nos failles.
Juliette Poullot
Copyright Gipi / Futuropolis – 128 p., 19 €
En descendant le fleuveet autres histoires – Ed. Futuropolis, 2015
L’album regroupe une douzaine de récits plus ou moins longs, qui pour beaucoup ont été publiés dans différentes revues italiennes à la fin des années 1990. La diversité des thèmes abordés – l’amitié, la perte d’un enfant, les fantasmes sexuels, la perversité, le respect de la dignité humaine -, celle des choix graphiques de l’auteur – aquarelles subtiles, dessins dépouillés en noir et blanc – vont une nouvelle fois faire mouche auprès des fans du maestro de la BD transalpine.
Ici, tout semble vibrer au rythme d’une phrase musicale. L’adagio précède le vivace, lui-même suivi d’un allegro… ma non troppo.
Il y assez en effet peu d’allégresse dans ces pages plus amères que douces, qu’une exploration de nos failles semble habiter.
Le premier récit, intitulé En descendant le fleuve, est autobiographique. Les souvenirs de jeunesse de l’auteur riment avec son odyssée sur un canot pneumatique, en compagnie d’un ami, via la mer Tyrrhénienne. Tout est là : les méandres du fleuve, l’éclatante beauté des paysages, les nuits passées à sonder les bruits de la forêt, les surprises qui surgissent au détour d’un sentier… Le récit reprend et s’achève au douzième épisode sur une image effrontément scatologique. S’agit-il de la part de Gipi, devenu adulte, d’une allusion à cette maxime mi-figue, mi-raisin que l’on attribue à Boris Vian: » La vie est une tartine de merde dont on croque un bout tous les jours » ?
Entre les deux, des histoires souvent tragiques : un boxeur, que ses managers avides de profits ont sciemment envoyé au casse-pipe. » Arbitre, sommes-nous des figurants dans la vie d’autrui ? « , se demande-il, avant d’entrer dans le long tunnel qui va le conduire vers l’oubli définitif de tout ce que fut sa vie.
Plus loin, un ouvrier un peu fleur bleue décide de meubler sa solitude avec une Bimbo gonflable plus vraie que nature. Une bande de flics graveleux ne vont tarder à salir cette relation hors norme.
Certaines scènes font écho à une actualité toujours plus prégnante: » Ça peut paraître bête, tous ces gens, comme moi, qui continuellement apprennent qu’il y a eu cent, deux cents morts noyés dans un naufrage, mais qui partent quand même (…) quitte à mourir « , dit un jeune Ivoirien, abandonné avec ses compagnons d’exil au milieu du désert par ceux qui leur refusaient tout droit de transit sur la terre algérienne. Le texte a été publié en 2007 dans le collectif Paroles sans papiers (Ed. Delcourt).
Certains récits, plus oniriques ou plus fantastiques, ne se laissent pas aisément déchiffrer et donnent matière à cogitation. D’autres encore se présentent sous la forme d’un point d’interrogation.
Qu’est-ce que le génie ?
À quoi tient la promesse d’une nuit d’amour ? Réponse (délibérément sibylline) : à un téléphone portable.
A. C.
Copyright Gipi / Futuropolis, 288 p., 28 €
La Terre des fils– Ed. Futuropolis, 2017
AprèsVois comme ton ombre s’allonge (2014) et En descendant le fleuve (2015) pour les plus récents, ce nouvel album marque un tournant dans l’itinéraire scénaristique et graphique de Gipi.
On y découvre un monde en ruines où des hommes, revenus pratiquement à l’état sauvage, s’entre-tuent pour survivre. On ne saura pas ce qui s’est passé, seules les usines abandonnées, les terres ravagées et les étendues d’eau où surnagent des cadavres d’humains et d’animaux témoignent de la violence des faits.
Ce monde post-apocalyptique, qui n’est pas sans évoquer celui que décrit Cormac McCarthy dans La Route, est-il aux yeux de l’auteur une projection de celui de demain ?
Un père et ses deux fils vivent dans un total dénuement dans une cabane de pêcheurs au bord d’un lac (on retrouve le thème de la filiation cher à Gipi). Chaque soir, l’homme griffonne des mots sur un carnet, que les adolescents sont bien incapables de déchiffrer. Ils voudraient pourtant en savoir plus sur leur mère et sur le monde d’avant, mais cet homme mutique et intraitable ne désire quant à lui qu’une seule chose : les endurcir face à ce qui les attend de l’autre côté du lac. Aucun lien affectif en apparence entre ses fils et lui, uniquement de la peur et du ressentiment de leur part. Peu avant sa mort, il a confié à une femme qu’on appelle la Sorcière : » Pas de gestes tendres, ils doivent être durs, eux. Plus forts que nous. Invincibles à leur manière. »
Se trompe-t-il en agissant ainsi ? Quand la notion d’humanisme n’est plus qu’un lointain souvenir chez ceux qui ont survécu, que faut-il, au-delà du simple instinct de survie, inculquer aux plus jeunes, semble demander l’auteur de ce superbe roman graphique entre ténèbres et lumière. Et que ferions-nous en pareilles circonstances ?
Après sa disparition, les deux adolescents n’auront de cesse de trouver celui qui pourra les instruire sur le contenu du fameux carnet. Ils s’exposent alors à devenir la proie de manipulateurs et d’adorateurs d’un totem qu’ils nomment le dieu Trokool.
C’est aussi à une quête des origines à laquelle on assiste dans cet album fait de silences émaillés de très rares dialogues, qui racontent en noir et blanc l’errance de ceux pour qui les sentiments humains, et celui qu’on nomme empathie, restent à découvrir. Captivant.
Anne Calmat
Gipi est né en 1963 à Pise.
Après une carrière dans la publicité, il publie ses premiers strips dans la presse en 1994.
Sa première histoire longue, Notes pour une histoire de guerre (Actes Sud), publiée en 2004, reçoit le Prix du Meilleur Livre de l’École Italienne au Festival Romics 2005, le Prix du Meilleur Album du Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême 2006 et le Prix Goscinny 2006.
En 2005, Il publie Les Innocents (Coconino Press). Ce récit a remporté le Prix Max und Moritz 2006 du Meilleur Livre Étranger au Festival de la Bande Dessinée d’Erlangen et a été nominé aux Eisner Awards 2006.
En 2009 Futuropolis publie Ma vie mal dessinée.
En 2014, Futuropolis publiera Vois comme ton ombre s’allonge et rééditera S. et Bons baisers de la province (parus en France sous les titres Les Innocents et On a retrouvé la voiture)
2017 : La terre des fils obtient le Grand Prix RTL 2017 et le Grand Prix de la Critique ACBD
Outre le cinéma (il a réalisé quelques courts métrages et des longs métrages), il est aussi aujourd’hui dessinateur pour le quotidien italien La Repubblica.
En librairie le 6 janvier 2021 – Copyright L.F Bollée, Maran Hrachyan (illustrations) / Glénat
« Moi je crois que plus on s’abîme, plus on est beau. »
Un après-midi d’été de l’année 1982, chez lui face à un miroir, Patrick Dewaere se saisit de son fusil .22 Long Rifle, l’enfonce dans sa bouche et tire. Une étoile filante vient de s’éteindre, il avait 35 ans.
Quelques heures auparavant, il répétait une scène du film Edith et Marcel mis en scène par Claude Lelouch (il sera remplacé par le propre fils de Marcel Cerdan). En moins de quinze ans et 37 films, Patrick Dewaere s’était imposé comme l’un des acteurs les plus brillants de sa génération, marquant de son empreinte les films dans lesquels il avait joué – allant peut-être jusqu’à s’identifier aux personnages qu’il incarnait et se fondre dans l’atmosphère du film qu’il portait.
Cher Patrick, je te le dis maintenant sans gêne et sans drame. J’ai toujours senti la mort en toi. Pire, je pensais que tu nous quitterais encore plus vite. C’était une certitude terrible que je gardais pour moi. Je ne pouvais rien faire. J’étais le spectateur forcé de ce compte à rebours. Ton suicide fut une longue et douloureuse maladie. »
Ces quelques mots, extraits d’une lettre posthume de Gérard Depardieu à celui qui déclarait « Moi je crois que plus on s’abîme, plus on est beau », éclairent avec force et justesse la fatalité d’une tragédie qui ébranla alors le cinéma français.
De son enfance complexe et douloureuse, à son ascension en tant qu’acteur, en passant par ses rencontres, ses amours et sa mort, ces planches content l’histoire d’un écorché vif, éternel enfant à la destinée rimbaldienne, où c’est ce « ça » qui faisait toute la différence…
22 €
LF Bolée
Né en 1967 à Orléans, LF Bollée se passionne très vite pour le journalisme et la bande dessinée, au point d’en faire ses deux métiers. Il signe son premier contrat de scénariste de bande dessinée à 21 ans et a déjà publié plus de soixante albums pour les plus grandes maisons d’éditions européennes. Il est le co-scénariste de La Bombe, paru en 2020, le roman graphique événement consacré à la « saga » de la bombe atomique et qui connait depuis sa sortie un immense succès critique et public. On lui doit d’autres œuvres marquantes comme Terra Australis, Deadline (avec Christian Rossi) ou le XIII Mystery Billy Stockton avec Steve Cuzor (Dargaud). Il est également le repreneur officiel du personnage de Bruno Brazil depuis 2019 (Le Lombard).
Lorsque les fées se sont penchées sur le berceau de Boris Vian, elles n’ont pas fait les choses à moitié…
Copyright France info
Poète, musicien de jazz, compositeur-interprète, journaliste, dessinateur, Boris Vian a également écrit plusieurs romans noirs entre 1946 et 1950, sous le pseudonyme de Vernon Sullivan. Romans dans lesquels la sexualité, la xénophobie et la violence étaient omniprésentes. À commencer par J’irai cracher sur vos tombes (1946), ce best-seller qui mettait en scène la vengeance d’un héros noir à la peau blanche, et qui valut à son auteur bien de démêlés avec la justice. Viendront ensuite Les Morts ont tous la même peau (1947), Et on tuera tous les affreux (1948) et Elles ne se rendent pas compte (1950).
Ce qui n’a pas empêché Boris Vian de publier L’Écume des jours, L’Automne à Pékin et L’herbe rouge durant la même période. Ni d’enchaîner, à partir 1937, les concerts de jazz au Caveau de la Huchette.
Lors de la sortie de J’irai cracher sur vos tombes, l’auteur, démasqué, est propulsé sur le devant de la scène littéraire, avec pour conséquences une série de procès qui lui vaudront une condamnation à quinze jours de prison… bientôt amnistiée. L’histoire de la naissance du roman est connue : Jean d’Halluin cherchait un roman scandaleux pour lancer sa maison d’édition– Le Scorpion. Vian prend le pari d’écrire en un temps record un polar « à l’américaine ». Un moyen rapide pour lui « vendre sa salade » (selon ses propres mots) tout en pastichant les « hard-boiled » (durs à cuire) américains. Emporté pas la puissance du genre, il va se prendre au jeu et en écrire trois autres dans la foulée.
C’est à l’auteur de romans noirs que les éditions Glénat rendent ici hommage, à l’occasion du 100è anniversaire de la naissance de ce surdoué XXL, décédé le 23 juin 1959 à l’âge de 39 ans
Une valise remplie d’exemplaires d’un roman graphique.
Un voyage outre-Atlantique en vue.
Une tenue de voyage ad hoc.
Trois bagages nommés Harpo, Groucho et Chico, pour les compter plus facilement.
Des papiers en règle…
L’angoisse !
Il faut penser à tout, car on sait que des contrôles aléatoires touchent la plupart du temps, par hasard, des réfugiés ou des ressortissants du Moyen-Orient. Alors, quand on est les deux !
Trois heures d’avance par précaution et un livre de poèmes (du père) pour patienter.
Un selfie pour annoncer son départ aux « followers » d’Instagram et vogue la galère, départ en Uber pour Orly.
Angoisse des formalités, pourquoi ? Une fuite clandestine d’Iran pour échapper au tribunal révolutionnaire avec une arrestation à Canton qui aurait pu mal tourner.
Là, tout est en règle. Mais… Au bureau d’enregistrement : « Désolée, votre titre de voyage a un problème, le système ne le reconnait pas ».
détail
Trois heures vont s’écouler, passées debout, sur le côté des comptoirs, révélant chacune les nombreux rouages de la bureaucratie.
Le parcours du passeport de main en main, accompagné d’explications qui n’en sont pas, est entrecoupé de flash-backs sur la course d’obstacles qui a précédé l’obtention du passeport, des incidents qui ont émaillé les voyages précédents, le tout ouvrant la porte à des ruminations, un fond de culpabilité, des fantasmes, des peurs qui viennent en sarabande ponctuer l’attente.
Surtout ne rien dire, garder le silence, parler risquerait de déclencher des foudres de ce côté de l’Atlantique ou de l’autre, des mesures de rétorsions, et qui sait, des…
Surtout garder le silence, par habitude de se taire dans un pays où les éducateurs, relais d’un gouvernement autoritaire, mâtent les bavards, où l’habitude de se taire est apprise dès la plus jeune âge à la maison, où la parole est châtiée lors d’un séjour en prison.
Des personnages défilent qui chacun commente la situation : le père, le principal du collège, un réfugié yéménite en Norvège, écrivain, l’épouse, un gardien de la constitution, les « followers » d’Instagram, chacun ayant son mot à dire.
Et quand tout semble s’arranger, le vol est parti. Il faut donc rallier l’aéroport de Roissy pour avoir une chance de s’envoler quand même, sauf que là, c’est une autre aventure qui commence….
Ce récit kafkaïen, mené d’un bout à l’autre avec distance et humour, révèle de l’auteur ses inquiétudes, ses peurs, ses traumatismes. Il lui permet de s’interroger sur ses attitudes soumises, son extrême retenue, sa passivité apparente. L’introspection englobe ses expériences d’enfant, celles traumatiques de la prison et bien sûr, de sa fuite. Il est un formidable révélateur de la condition des réfugiés et du sort que les pays d’accueil leur réservent.
Les dessins en noir et blanc, aux traits précis, sont d’une grande simplicité et pourtant extrêmement expressifs. Une série de planches de couleurs viennent s’interposer en cours de texte, exprimant dans cette aventure sans couleur, ce que doit être la joie de vivre dans la normalité pour le commun des mortels.
La lecture est d’un bout à l’autre jubilatoire, tant le petit personnage principal, qui n’est pas sans rappeler par certains traits le grand Duduche, est touchant et combien il sait nous entrainer dans ses aventures rocambolesques.
Nicole Cortesi-Grou
L’auteur
Mana Neyestani est un auteur dessinateur iranien qui a trouvé refuge en France depuis une dizaine d’années. Dès son statut de réfugié politique obtenu, il raconte son histoire à travers ses créations : Une métamorphose iranienne (2012), Petit manuel du réfugié politique (2015), Un recueil de dessins, Tout va bien ! (2013) et une enquête sur un fait divers révélateur de la complexité de la situation iranienne, l’Araignée de Mashhad (2017, v. lien ci-dessous), en co-édition chez Arte et çà et là.
Copyright Luz / Albin Michel – Depuis le 12 novembre 2020 – 29,90 €
Après le succès triomphal du roman en trois parties de Virginie Despentes, voici sa version graphique.
Remettons les pendules à l’heure…
Vernon Subutex est un ancien disquaire qui, après avoir perdu son magasin, se voit expulsé de son appartement : l’ ami qui le dépannait financièrement vient de mourir d’une overdose.
« Avant d’y exploser, l’info bute dans sa tête comme un vieux diamant sur le sillon d’un vinyle rayé. Alex Bleach, ce pote percuté par le succès est mort. Une question bassement pragmatique taraude Vernon : qui va payer son loyer ? «
Sans le sou, mais ne se voyant pas pour autant finir dans la rue, Vernon commence par battre le rappel auprès d’anciennes relations susceptibles de l’héberger une nuit ou plus.
Commence alors un défilé de personnages passablement rock n’ roll surgis du passé, et qui ont tendance à y être restés. En effet, si tous se sont côtoyés deux décennies auparavant dans un monde où une forme d’insouciance régnait, aucun ne se retrouve dans une société où la précarité, la peur de l’autre et celle des attentats ont pris plusieurs longueurs d’avance sur la légèreté.
Cependant, si un certain nombre est prêt à revoir le détenteur d’enregistrements devenus cultes, peu acceptent de l‘héberger.
On voit défiler toutes sortes de figures plus folklos les unes que les autres : Alex Bleach, le chanteur disparu ; Sylvie, l’ex du chanteur – la musique est au cœur de l’ouvrage ; La Hyène, « androgyne juste ce qu’il faut » ; Xavier, « le connard de droite » qui a épousé une femme riche pour pouvoir satisfaire ses goûts de luxe…
Autant de rencontres et de styles de vie différents au travers lesquelles Vernon Subutex ne se retrouve plus. Son existence lui échappe alors, il glisse vers l’exclusion, vers une forme de « confinement extérieur ».
Qui est Vernon Subutex ? Une légende urbaine ? À moins qu’il ne soit tout simplement le symbole d’une comédie inhumaine qui se joue depuis plusieurs décades.
Un album magnétique, fruit d’une parfaite adéquation entre l’auteure et le dessinateur, entre l’écriture « à l’os » de Virginie Despentes et les illustrations tour à tour effusives et impressionnistes de Luz, entre la révolte de l’une et la colère de l’autre. Un très beau pavé de 304 pages… dans la mare. Vivement le T.2, prévu à l’automne 2021.
Anne Calmat
Luz
Fou de musique et de dessin, Luz s’impose rapidement comme une signature majeure de Charlie Hebdo. De cette période, il raconte les débuts (Indélébiles, 2018) et les suites de la conclusion tragique (Catharsis, 2015) dans des albums parus chez Futuropolis. Ô vous, frères humains (2016), Alive (2017) ou Hollywood menteur (2019) complèteront le portrait des mondes culturels puissants qu’il affectionne. En se plongeant dans l’univers littéraire et musical de Vernon Subutex, Luz réalise la convergence de ses passions… en bande dessinée.
Copyright W. Lupano, S. Fert / Dargaud – 144 p, 19,99 €
Nous sommes en 1832, dans une bourgade du Connecticut. Une petite fille noire veut passionnément comprendre pourquoi un bâton a l’air de se casser quand il entre dans l’eau. Son entourage immédiat ne lui propose aucune réponse satisfaisante, et surtout pas Sauvage, ce jeune garçon qui apparait et disparait tout aussi brusquement en récitant des extraits des confessions de Nat Turner*. Elle décide de poser la question à Prudence Crandall, la directrice du pensionnat pour jeunes demoiselles blanches où elle aide au ménage.
La jeune Sarah Harris vient à son insu de donner le coup d’envoi à une aventure qui va perturber toute la communauté blanche de la petite ville de Canterbury, susciter des drames et poser un jalon qui ouvrira à l’instruction de la population noire des États-Unis.
En effet, devant cette appétence de savoir, mademoiselle Crandall propose à Sarah de rejoindre sa classe pour s’instruire. Ce n’est ni du goût des demoiselles blanches, ni surtout celui de leurs parents qui menacent de les retirer du pensionnat. Qu’à cela ne tienne, la directrice affirme alors sa volonté de transformer son pensionnat en établissement d’instruction pour jeunes filles noires.
Les auteurs nous permettent d’accompagner le courageux combat de Prudence Crandall. Dans cette petite ville tranquille, dans un contexte très marqué par le souvenir de Nat Turner, où éducation rime avec insurrection, la population blanche manifeste son hostilité à travers mille menaces, tracasseries et vexations. Et quand cela s’avère insuffisant pour entraver le projet qui prend de l’ampleur, le juge Judson porte l’affaire devant un tribunal, ce qui vaudra à l’institutrice de passer quelques jours en prison. Et même si la cour suprême la lave des accusations qui pesaient sur elle, les violences reprendront de plus belle, allant jusqu’au meurtre du jeune Sauvage et la mise à sac du pensionnat.
Cependant, des jeunes filles, qui ont gouté aux bienfaits de l’éducation, soutenues et encouragées par une vieille femme libre vivant dans une forêt, ont noué entre elles des solidarités. Le mouvement est lancé, arrêté ici, il reprendra ailleurs.
En introduction, les auteurs résument l’histoire originelle qui a présidé à leur ouvrage et nous renseignent, en fin de texte, agrémenté de photos, sur le destin de quelques-unes des protagonistes connues, car il était dangereux de donner son nom à l’époque.
Le dessin est dépouillé, parfois naïf touchant aux limites du fantastique dans les planches évoquant la nature. Surtout, malgré la gravité du thème, comme pour y inscrire l’espoir, les couleurs, pastel ou vives, donnent à l’ensemble une douceur et une fantaisie joyeuses.
Les dialogues, peu nombreux, sont entrecoupés de longues périodes où les illustrations se suffisent à eux-mêmes.
L’ensemble est un beau livre d’images, révélateur des premiers pas du féminisme noir.
Les auteurs :
Wilfrid Lupano
Wilfrid Lupano est bien connu pour sa saga des « Vieux fourneaux » (Dargaud) – avec Paul Cauuet au dessin. Saluée par la critique, elle est récompensée par le Prix du Public, Cultura, à Angoulême en 2015. Avec « Ma révérence » (Delcourt), Lupano obtient le Fauve du meilleur polar. Il écrit le scénario muet de « Un océan d’Amour » pour Grégory Panaccione, qui reçoit le prix BD FNAC 2015. Il poursuit les aventures du « Loup en slip » (Dargaud) avec Mayana Itoïz au dessin, série destinée à la jeunesse dont les thématiques sociales fortes y sont abordées à hauteur d’enfant.
Stéphane Fert
Stéphane Fert dessine et écrit, accordant une large place à la peinture dans son inspiration. Il a écrit notamment « Morgane » (Delcourt), où, renversant la Table ronde, il aborde le cycle arthurien du point de vue de la fée Morgane. Il met en image « Quand le cirque est venu », un conte de de Wilfrid Lupano sur la liberté d’expression. Seul, avec un « conte de sorcières : Peau de Mille bêtes (Delcourt), il questionne la représentation des genres dans les contes de fées.
Nicole Cortesi-Grou
Nathaniel dit Nat Turner, né probablement le 2 octobre 1800 et mort pendu le 11 novembre 1831, est un esclave et un prédicateur afro-américain. En 1831, il conduit une révolte dans le comté de Southampton en Virginie