Naphtaline – Sole Otero – Ed. Ça et Là

Depuis février 2022 – Copyright S. Otero / Ed. Ça et Là – 336 p., 25 €

Argentine, 2001. Rocio, sa mère, son père et son frère s’avancent à pas lents dans les allées du cimetière, tenant à bout de bras le cercueil de Vilma. Pourquoi la grand-mère de Rocio est-elle enterrée sans aucun autre membre sa famille ? Probablement en raison du caractère épouvantable de cette femme qui s’était peu à peu coupée du monde, ne gardant qu’un lien étroit avec sa petite-fille. Et pourquoi ce caractère épouvantable ? On apprend que la vie de Vilma dans la société patriarcale argentine du début du XXe siècle a été une longue suite de désenchantements et de sacrifices, qui l’ont progressivement rendue acariâtre. 

Rocio décide d’emménager dans la maison qu’occupa Vilma ; une belle opportunité dans un pays qui connaît une forte crise économique et politique. La jeune femme voit alors ressurgir une multitude de souvenirs qui vont lui permettre de retracer le parcours de cette immigrante italienne, humiliée, trahie, étouffée sous les conventions sociales qui prévalaient dans l’Argentine des années 1920. Rocio va aussi prendre la mesure des  tragédies qu’a vécues sa famille et mettre en perspective son propre itinéraire. Ce sera l’occasion pour elle de se questionner sur ses choix de vie, sur l’intensité de ses amitiés, sur ses relations avec ses parents. L’occasion aussi d’aborder la question du genre et de la sexualité et des aspirations profondes de chacun.

Sole Otero livre ici un ample récit d’une grande tendresse sur le temps et la famille.  La narration sur plusieurs époques, l’inventivité du découpage et de la mise en scène, les jeux sur les couleurs, font de ce roman graphique une jolie découverte. Point névralgique du récit, la maison familiale rassemble aussi bien qu’elle enferme celles et ceux qui l’habitent ou l’ont habitée…

Sole Otero (née en 1985, à Buenos Aires) est autrice de bande dessinée, illustratrice jeunesse et designer textile. Diplômée de l’Université de Buenos Aires en design textile en 2010, elle a enseigné la broderie, le tricot et la création en feutrine.
Son travail d’illustratrice jeunesse l’a amenée, depuis 2006, à publier à l’international (Chili, Pérou, Brésil, Colombie, Bolivie et Finlande). Autrice de plusieurs bandes dessinées en ligne, son premier album La pelusa de los días paraît en Espagne en 2015. Elle a depuis réalisé six albums parmi lesquels Naftalina, lauréat du Prix FNAC-Salamandra 2019, que la maison d’édition française çà et là publiera en 2022 et Intense, publié en juin 2021 aux éditions Presque Lune. Elle a fait partie du collectif latino-américain Historietas Reales ainsi que du collectif international Chicks on comics. Elle a enseigné l’illustration traditionnelle et numérique ainsi que la bande dessinée et dispense actuellement un cours sur la couleur pour le site Domestika. Sole Otero est actuellement en résidence à la Maison des Auteurs d’Angoulême où elle travaille sur son nouveau projet de bande dessinée dans lequel elle explore un autre genre ; le réalisme magique.

Molière sa majesté l’acteur – Pierre Senges – Stéphane Bloch – La Joie de Lire (livre-CD)

Depuis. le 17 mars 2022 – Copyright P. Senges (scénario) & Serge Bloch (illustrations) / La Joie de Lire – Dès 6 ans, 80 p., 24,90 €

Un Livre CD qui donne à voir l’enfance du petit Jean-Baptiste Poquelin, avant qu’il ne devienne Molière, lu par Arnaud Mazorati et interprété par Les Lunaisiens et Les Pages du Centre de musique baroque de Versailles.

Frédéric Ladone

Les plus anciens n’auront pas oublié la part belle que la metteuse en scène-cinéaste, Ariane Mnouchkine fit au jeune Jean-Baptiste dans son film, Molière (1978). On assiste aux déambulations du presque adolescent dans le Paris de Louis XIV, où il va se nourrir de théâtre populaire, de l’art des bateleurs, des forains… Ce que voit alors le jeune Molière en herbe déterminera le destin du grand homme de théâtre français qu’il deviendra par la suite.

Parcourons maintenant l’album de Pierre Senges.

Jean-Baptiste, suivi de son grand-père, fou de théâtre (il aura tôt fait de détourner son petit-fils du destin universitaire que Jean Poquelin, tapissier du Roi, envisageait pour lui) a hâte d’atteindre le Pont-Neuf où le théâtre de la vie s’étale « en majesté » sous les yeux de tous les Parisiens.

Le Pont Neuf : « Un théâtre à ciel ouvert. On est sûr d’y voir des marchands d’onguents, des mimes, des acrobates, des jongleurs… » p. 16
Jean-Baptiste et Louis Poquelin partis à la découverte de  » toutes les merveilles qui se trouvent au centre de la ville ». p. 10
Marchand de remèdes miracles p. 18

C’est tout un éventail de sensations et une galerie de portraits que l’enfant, curieux de tout, va engranger, et qu’il restituera plus tard dans ses comédies.

Une autre scène nous attend quelques pages plus loin, au Jeu de Paume du Marais, où, dans le calme d’un vrai théâtre, avec une scène, des coulisses, un acteur en costume, tout maquillé de blanc est en train de répéter son texte. Il s’agit de Montdory, prince des acteurs, directeur de ce que sera notre actuel théâtre du Marais… Il prédit à ce gamin terrorisé, incapable d’articuler une réplique de la Médée de Pierre Corneille… un avenir dans la comédie.

Nous n’en dirons pas plus, si ce n’est que la simplicité du récit, des images et des sons est un un bain de jouvence pour celles ou ceux qui auront entre les mains ce merveilleux petit bouquin. Plongez-vous donc sans tarder dans ce récit, hommage au célèbre dramaturge dont on fête le 400è anniversaire de sa naissance, et entraînez dans votre sillage toutes celles et ceux, qui ensuite vous en remercieront. Un grand bravo également à Arnaud Marzorati et aux musiciens du Centre de Musique Baroque de Versailles, sans qui ce livre n’aurait peut-être pas eu tout à fait la même aura. https://youtu.be/9-7RhkVBfhQ

Anne Calmat

Grand prix 2022 de la BD d’Angoulême : Julie Doucet l’irrévérencieuse coupe l’herbe sous le pied à Catherine Meurisse et Pénélope Bagieu

Il n’est pas rare qu’un auteur ou une autrice de bandes dessinées, ayant officiellement cessé d’en faire vingt ans auparavant, continue d’exercer une réelle fascination sur les bédéistes. Cela devient plus rare lorsqu’il s’agit d’une autrice underground. C’est le cas de la reine de la provocation, Julie Doucet. Active entre 1987 et 1999, à une époque où les dessinatrices n’étaient pas légion, surtout à se situer sur le terrain de l’esthétique trash, avec elle tout y passe : cycle menstruel, masturbation, changement de sexe, serpent à pipe, etc.

La conception éditoriale et graphique de Maxiplotte a été réalisée par Jean-Christophe Menu, premier éditeur de Julie Doucet en France et co-fondateur de L’Association, en étroite collaboration avec l’autrice québécoise. Véritable panorama de l’évolution de son travail, Maxiplotte rassemble des travaux réalisés au cours de ses douze années d’activité d’autrice de bande dessinée. S’y déploie une œuvre à la fois subversive, féministe et fantaisiste. Julie Doucet évoque crûment et avec humour la vie du corps – des règles au désir sexuel en passant par les crottes de nez, les stéréotypes de genre, ses expériences de jeune femme, sans oublier sa vie onirique qu’elle relate abondamment. En noir et blanc, les récits s’épanouissent au fil de cases aux décors minutieusement élaborés, peuplées de personnages aussi insolites qu’attachants.

Julie Doucet

Julie Doucet est certainement l’auteure québécoise de BD la plus connue du monde. Ses bandes sont publiées en anglais, en français, en allemand, en finlandais et en espagnol. De plus, ses planches originales ont été exposées dans plusieurs villes tant au Canada qu’aux États-Unis, en France et au Portugal. Née à Saint-Lambert le 31 décembre 1965, Julie Doucet étudie en arts plastiques au cégep du Vieux-Montréal au début des années 1980. C’est dans cet établissement, à la faveur d’un cours sur la bande dessinée, qu’elle commence à s’intéresser à cette forme d’art. Doucet obtient son diplôme d’études collégiales, puis s’inscrit à l’Université du Québec à Montréal où elle étudie les arts d’impression et les arts plastiques. À cette époque, Yves Millet publie la revue Tchiize! (bis) (sept numéros de 1985 à 1988), une des seules revues à ne pas être exclusivement consacrée à la bande dessinée d’humour. Julie Doucet fait paraître une première histoire courte dans le deuxième numéro et récidive dans les numéros suivants. Entre 1988 et 1990, elle collabore aux deux numéros de L’Organe (qui devient Mac Tin Tac en 1990) ainsi qu’à Rectangle, revue de rock francophone et de BD. Ces deux revues marquent l’émergence d’une nouvelle génération d’artistes montréalais underground dont font partie Doucet, Henriette Valium, Al+Flag, Marc Tessier, Alexandre Lafleur, Simon Bossé, Luc Giard, Siris, Jean-Pierrre Chansigaud, R. Suicide, etc. En septembre 1988, Julie Doucet fait le grand saut et crée son propre fanzine, Dirty Plotte, de format variable (et au titre tout aussi variable : Dirty Plotte Diet, Mini Plotte, Dead Plotte) qui paraît jusqu’en juin 1990 (quatorze numéros). C’est dans ces pages que Doucet met au point son style personnel de narration. Elle y entretient les lecteurs de ses fantasmes (réels ou inventés) et de ses angoisses, mais aussi de ses rêves, qu’elle note dans un journal personnel.

Trois histoires de Réfugiés – Melisa Ozkul – Robin Phildius – Jonas De Clerck – Ed. La Joie de Lire

En Librairie le 17 mars 2022 – Copyright M. Ozkul, R. Phildius, J. De Clerck, J. Sacco (couverture) / La Joie de Lire – 136 p., 19,90 € – À partir de 10 ans

lls sont trois à avoir quitté leur pays d’origine et s’être retrouvés dans un centre d’hébergement collectif. À Genève pour les deux premiers, à Fribourg pour le troisième: Lela, Sri et Ali, venus respectivement de Georgie, du Sri Lanka et d’Afghanistan. Leur parole a été recueillie par trois étudiants de l’ESBDI*.

  • École Supérieure de Bande Dessinée et d’Illustration.
Lela

Trois rencontres entre images et mots – y compris ceux que l’on « entend » en filigrane – qui démontrent de façon éclatante ce que les humains sont capables de faire pour assurer la survie des leurs, ou pour, comme c’est le cas de Sri, atteindre au droit élémentaire d’étudier.

Sri

Nous faisons la connaissance de Lela, prête à tout pour sauver la vie de son époux et protéger son noyau familial. Puis c’est au tour de Sri, d’origine tamoule dans un pays à majorité cinghalaise, en danger sur sa terre originelle, coupé des siens depuis près de deux décennies et ne parvenant jamais à réunir les sommes nécessaires pour la faire venir en Occident…

Ali (détail p. 98)

Et enfin celle du jeune Ali, 20 ans, venu d’une région d’Afghanistan dans laquelle il n’y a ni école secondaire ni, bien sûr, d’université. Un pays où, selon les contrées traversées, l’origine ethnique devient un obstacle supplémentaire et où la fatidique case départ se rappelle sans cesse aux aspirants à une vie meilleure.

Un roman graphique percutant et nécessaire autour d’une actualité malheureusement brûlante.

Anne Calmat

La guerre qui a changé Rondo – Romana Romany Shyn & Andriy Lesiv – Ed. Rue du Monde (Réédition)

© Romana Romany-Shyn & Andriv Lesiv – Rue du Monde – À partir de 6 ans – 40 p., 16 €

Publié en 2015, dans le contexte de la guerre du Donbass qui opposait déjà l’Ukraine et la Russie par le truchement des séparatistes pro-russes de la région, puis réédité en mars 2021, la lecture de cet album apparaît comme la répétition générale de la guerre qui se déroule en ce moment en Ukraine.
http://www.ruedumonde.fr/

Ou comment raconter la guerre aux enfants. Rondo est une ville où les fleurs chantent et donnent des concerts dans une grande serre musicale. Trois amis, Danko (une ampoule au cœur lumineux), Fabian (un ballon rose en forme de chien) et Zirka (un oiseau de papier) vivent au soleil une vie parfaitement heureuse, quand surgissent les tanks, les hélicoptères et les bombes. Dès lors, tout s’assombrit, les planches de l’album deviennent noires. C’est la nuit partout, les trois amis ont l’idée d’éclairer la guerre pour enfin pouvoir en sortir.

Danko
Romana Romany-Shyn et Andriy Lesiv

Ils vont défendre de façon très créative leur si jolie ville en construisant une incroyable machine destinée à aveugler la guerre et les plantes noires que partout elle sème… C’est ainsi que la lumière de l’inventivité va l’emporter sur les ténèbres.

Et même si la guerre laisse inéluctablement des cicatrices, nous verrons le chant des fleurs renaître sous la grande serre musicale de Rondo.

Un album étonnamment espiègle et innovant pour un sujet grave, vécu de l’intérieur par ses deux auteurs ukrainiens.