de Jean-Denis Pendanx (récit et dessin) – Ed. Futuropolis – En librairie le 3 janvier 2017
Que savons-nous du Bénin, si ce n’est que cette bande de terre allongée, située entre le Togo à l’ouest et le Nigéria à l’est, est le berceau du vaudou – ou vodoun ?
Ce roman graphique va nous conduire dans ce pays et dans le quotidien d’un petit garçon qui a grandi trop vite…
Orphelin de mère, Kémi vient de perdre son père dans un accident de moto, alors qu’il transportait de l’essence de contrebande, et son frère jumeau, Yao, a disparu.Le pétrole, son trafic, mais aussi le fleuve Niger, que le jeune Kémi va suivre pour retrouver Yao, c’est ce qui tisse la trame de ce récit dont les premières images, saisissantes, donnent à voir les yeux exorbités du père qui a compris qu’il va mourir brûlé vif au milieu des bidons d’essence, puis son ombre incandescente qui vient visiter les cauchemars de l’enfant.
Criblé de dettes après la mort de son père, il n’a d’autre choix que de reprendre le commerce de contrebande pour Marcellin, trafiquant local, en transportant au péril de sa vie des bidons d’essence frelatée.
La loi du plus fort.
Kémi est un enfant frêle dont le bras a été cassé au foot, et jamais réparé. Kémi cherche son jumeau.
Nous découvrons son village, de pauvres maisons de tôle et de bois, et aussi la misère, la débrouille généralisée, l’absence de scrupules des uns, la bonté des autres.
L’enfant a un ami en fauteuil roulant qui, désolé, le regarde partir sur son engin infernal, la peur au ventre.
Plongées sur la route Ekpe Porto-Novo, on suit Kémi et son premier chargement ; il doit échapper aux policiers, dont on devine bien qu’ils sont tout à fait corruptibles.
Le voilà maintenant au grand marché de Dantokpa, à Cotonou, ville polluée, irrespirable, où déjà une partie de la population souffre de troubles respiratoires. Un marché immense, dédale invraisemblable de boutiques faites de planches et de tôle, qu’on peut voir en plongée puis au milieu des allées obscures – métaphore de la ville, du pays peut-être.
Le dessinateur joue avec tous les angles de prise de vue, si l’on peut dire: gros plans sur les visages des badauds, des vendeurs, surplomb, ras du sol… Le regard de Kémi se pose partout, comme un point d’interrogation sur un monde à déchiffrer.
Il va voir le féticheur et il rencontre aussi guérisseur et devin qui tiennent boutique. Nous touchons là à ce qui fait aussi la vie secrète, souterraine, d’un pays, avec ses croyances, comme celle que les jumeaux peuvent porter malheur, ou bonheur, ou bien qu’ils auraient des pouvoirs surnaturels. Le marabout Babalawo, doué avant tout pour soutirer l’argent de ses visiteurs, va lui remettre une statuette qui représente son frère, et c’est avec ce fétiche, et sans savoir si Yao est toujours en vie, que l’enfant va se mettre en quête.
On apprend à cette occasion que Kémi a une dette envers son jumeau, qu’il n’aurait pas su protéger.
Le voyage initiatique a débuté.
Il part de la cité lacustre de Ganvia pour se rendre au Nigéria dans la pirogue de Tantie, truculente pêcheuse et forte femme, une des figures féminines protectrices qu’il aura croisées sur son chemin.
Lors d’une halte en forêt, le jeune garçon se retrouve au milieu de statues des dieux vodoun, les Orishas. La nuit est le royaume des esprits et l’enfant connaît alors l’appréhension et la rencontre avec un esprit protecteur qui lui indique que son frère est toujours en vie.
Les paysages sont somptueux, Kemi y croise des touristes échappés d’un autre monde, impensable pour lui. On comprend que c’est une rencontre impossible.
Quant à Lagos – la plus grande ville du Nigéria et d’Afrique, elle symbolise le pire de l’urbanisation: des bretelles d’autoroute, des rues insalubres où les passeurs sans scrupule abandonnent le jeune voyageur.
Frappé, dépouillé de son argent, c’est là encore une femme qui va le recueillir, le soigner. Elle élève des hyènes, ce charognard peu populaire qu’elle donne en spectacle dans la rue pour gagner sa vie. C’est une métaphore de l’Afrique que cette ville livrée aux hyènes, qui ne sont pas forcément là où l’on croit.
Ici aussi le dessinateur donne sa pleine mesure. Les tableaux de la ville en décomposition, du fleuve Niger devenu Styx sont saisissants, et la gamme chromatique s’assombrit au fil du récit.
Kémi va être pris en charge par les pêcheurs de sable qui ravitaillent les cimenteries depuis la disparition des poissons qui les nourrissaient… Avant. Assez rapidement, lorsqu’il arrive sur la partie nigérienne du fleuve, les eaux deviennent noires, visqueuses et sales, la végétation se fait rare, les poissons, lorsqu’il en reste, flottent sur le dos.
Il va croiser le chemin du MEND : Mouvement pour l’émancipation du delta du Niger, ce fleuve abandonné aux trafiquants de tous poils qui siphonnent les pipelines pour fabriquer de l’essence de contrebande, ce fleuve jonché de carcasses de bateaux, chargé de goudron, ce fleuve que les hommes ont rendu infernal.
Retrouvera-t-il son frère ? Laissons le lecteur le découvrir.
Le récit est bien mené, la palette de couleurs, très riche. Le trait est précis, et même chargé d’une tendresse et d’un humour qui offrent des espaces de respirations, car le propos est sombre et mérite qu’on s’y arrête.
Qu’avons-nous fait de ces territoires livrés à l’avidité, aux trafics, à la violence ? Qu’avons-nous fait de ces richesses humaines, culturelles ? C’est bien tout le déséquilibre nord-sud qui est interrogé à travers l’itinéraire d’un enfant qui tente de survivre et qui porte en lui l’humaine condition.
Danielle Trotzky
112 p., 20 €