La Mort de Staline

Ed. Dargaud, décembre 2017

Voici réunis en un seul volume les deux épisodes de La Mort de Staline parus en 2010 et 2012, dont les auteurs sont le scénariste Fabien Nury et le dessinateur Thierry Robin.

Les teintes sont ternes, du gris, du brun, les mines sont allongées, seule la pianiste Maria Ioudina apporte une tache de couleur dans cet orchestre qui s’apprête à jouer un concerto numéro 23 de Mozart à la Maison de la Radio du Peuple.

Nous sommes à Moscou, le 28 février 1953.

Mais voilà que le camarade Staline à l’écoute ce soir-là, a apprécié le concert et en demande une copie : catastrophe, la prestation n’a pas été enregistrée.

Cet épisode qui aurait été classé sans suite ailleurs, se transforme en tragédie nationale, et les musiciens sont sommés de rejouer illico pour le  » petit père des peuples « … Tous acceptent sauf la belle soliste, dont toute la famille croupit au goulag et avec qui il va falloir négocier serré.

Le ton est donné. On ne sait si cet épisode a réellement eu lieu, mais l’anecdote est représentative de cette terreur suintante que le régime était parvenu à répandre dans tout le pays. Cette peur diffuse, c’est le sceau même de la dictature et elle est présente de la première à la dernière page de ce récit graphique.

Mais tout n’y est pas sinistre, car le caractère délirant du régime et de son chef suprême donne lieu à des passages quasiment cocasses, comme ces codes secrets dans lesquels les téléphonistes sont empêtrés car ils changent tout le temps, ou le pauvre chef d’orchestre qui tombe victime de la trouille, ou celui qu’on amène hagard en pyjama et avec une seule pantoufle pour remplacer son collègue.

Et, lorsque Staline est victime d’une attaque cérébrale, comme il a fait éliminer tous les médecins valables de l’URSS lors du pseudo complot des blouses blanches, il ne reste quasiment plus personne pour lui prodiguer des soins, et nul ne bouge pendant plusieurs jours, car le mouvement c’est la vie, et être trop vivant dans ces temps sombres, ça vous fait remarquer…

Beria, croqué ici comme un monstre désincarné et terrifiant, fait enfin annoncer la mort de Staline, avec deux jours de retard, pendant lesquels la fine équipe du comité central du parti communiste d’Union Soviétique -sans Molotov toutefois- a mis en place sa stratégie.

Les transitions politiques en dictature étant des exercices délicats, nous nous retrouvons autour de la table avec six joyeux lurons qui se regardent en chiens de faïence, mais liment leurs griffes sous la nappe : Beria, le terrible ministre de l’intérieur, l’ordonnateur numéro un des arrestations arbitraires tortures et autres purges géantes, Malenkov qui ronge son frein et attend de prendre du galon, Khrouchtchev que les autres regardent comme un danger potentiel, le seul qui pourrait s’opposer à Beria -et l’histoire leur a donné raison- Mikoyan, Kaganovitch et Boulganine. Molotov déjà sur un siège éjectable, n’arrivera que plus tard.

Mensonges, faux-semblants, votes à main levée, acquiescements de façade, c’est le grand théâtre de la dictature.

Nous ferons aussi connaissance des deux enfants de Staline, Svetlana qu’on vient chercher dans l’institut où elle enseigne, et ce grand débauché de Vassili Diougachvili, qu’on sort de son ébriété chronique et de jeux mortels aux commandes des avions du pays pour leur annoncer la fin de leur père.

On a beau connaitre l’Histoire, on se laisse embarquer dans ce thriller politique, comédie noire comme le dit Fabien Nury le scénariste de ce moment historique.

Tout se joue au Politburo où les retournements d’alliance finiront pas avoir raison de Beria, mais l’histoire de l’URSS ne s’arrête pas là…

Certains épisodes sont inventés, mais on gardera de cette lecture la vision d’un monde, pas si lointain du notre, où la dictature est entrée dans les têtes, dans les âmes, où tout est recouvert du voile de la peur, jusqu’à l’absurde, la nausée, la mort.

On pense à Soljenitsyne qui mêle subtilement souffrances sans nom et dérision absolue dans Le Pavillon des cancéreux, mais on peut aussi convoquer Gogol et ses petits fonctionnaires étriqués ou bien Boulgakov du Maître et Marguerite et bien sûr Orwell qui avait compris entre autres choses que l’essence de la dictature passe par la subversion du langage. Le roman graphique apporte à cet épisode la force des images, le travail sur la couleur, la simplification éloquente des traits, et on sait qu’un film tiré de cet album sortira en janvier 2018, ce qui ne devrait pas nous priver du plaisir de sa lecture.

D. Trotzky

144 p., 24.95 €

Recherches graphiques