Le travail m’a tué – Grégory Mardon – Hubert Prolongeau – Arnaud Delalande – Ed. Futuropolis

© H. Mardon, H. Prolongeau, A. Delalande/ Futuropolis – En librairie de 5 juin 2019

Ce récit bouleversant, issu d’un témoignage, est à mettre en perspective avec le procès actuel du patron d’une grande entreprise et de quelques-uns de ses cadres, accusés de harcèlement organisé. Il fait suite à un livre co-écrit par Hubert Prolongeau et Paul Moreira, Travailler à en mourir (Flammarion, oct. 2009).

Madame Perez et son avocate patientent dans la salle du tribunal des Affaires de Sécurité Sociale. Une plainte l’oppose à une grande entreprise pour harcèlement organisationnel. Ni l’une ni l’autre n’osent espérer que justice soit rendue.

Tout avait pourtant bien commencé. Carlos Perez, fils d’ouvriers venus d’Espagne, centralien brillant, est comme son père, un passionné de voitures. C’est tout naturellement chez un grand constructeur automobile qu’il postule pour son premier emploi, en 1988. Cinq ans plus tard, fort d’avoir sorti, avec son équipe, un nouveau modèle prestigieux, il passe chef d’atelier. Dans la foulée il épouse Françoise, une institutrice.

Carlos a le profil du « bon » travailleur que s’arrachent les entreprises : intelligent, efficace, consciencieux, impliqué dans son travail, soucieux de l’équipe comme de la hiérarchie. Mais s’investir sans compter peut aussi être une situation à hauts risques…

Y-a-t-il eu un premier grain de sable ? Un facteur déclenchant ? Au vu de ce témoignage, on a plutôt le sentiment qu’un enchaînement d’évènements a progressivement fait glisser Carlos dans une spirale infernale, dont il ne se sortira pas.

Un transfert de l’atelier dans un nouveau lieu, ce n’est pas la mer à boire, sauf qu’au moment où l’on devient père de famille, cela entraîne deux heures supplémentaires de trajet quotidien. Et puisqu’on est dans un nouveau local, il faut innover sur le plan des espaces de travail : un plateau, c’est les chefs parmi les ouvriers, les communications sans perte de temps en déplacements. La voilà la modernité, la transparence ! Le bruit, les allées et venues permanentes, l’auto-contrôle, les difficultés de concentration et de réflexion ne comptent pour rien. D’autant que les ateliers étant maintenant séparés du centre technique, on ne voit plus ce qu’on fait, et c’est autant en perte de sens de son travail. Et puis, au diable la vieille école, il faut intégrer les nouvelles panoplies managériales : management par objectifs, objectifs individualisés, entretiens d’évaluation, réorganisation… Le tout sans augmentation de salaire ni promotion, le licenciement restant une menace à ne pas négliger.

Carlos essaie de s’adapter et construit un fragile équilibre entre famille et travail. Mais dans le secteur automobile, la concurrence se fait plus rude, alors arrivent les « cost killers », ces managers qui « tuent les coûts », et parfois les humains avec.

Un collègue de la vieille école lui a pourtant glissé ce conseil judicieux : « Tu aurais la vie plus cool si de temps en temps tu t’en foutais un peu… »

La suite, nous l’avons bien trop souvent entendu aux informations : de réorganisations en réorganisations, de nouveaux logiciels en nouveaux logiciels, de déplacements en déplacements, l’accumulation des tensions, l’excès de travail, les crises conjugales… Un conflit avec sa hiérarchie, et c’est la dernière vague qui fait s’écrouler la falaise.

Rien ne fera revenir Carlos, mais il arrive que justice soit faite.

La narration linéaire nous fait suivre pas à pas la lente descente aux enfers de Carlos et de son épouse. Les dessins au trait noir, épais, sont réalistes. Ils sont parfois assortis de couleurs froides : bleu, violet, gris, blanc… Et de quelques éclaircies bleu ciel lors des moments heureux, ou bien d’un rouge violent lors de l’ultime conflit qui oppose Carlos à sa chef.

Le court texte qui suit la BD, propose une analyse de ce courant gestionnaire apparu dans les années 90, et de ses conséquences. Il se termine sur la note optimiste qu’apporte la mise en place encore balbutiante du « management libéré », afin que le travail cesse d’être meurtrier.

Nicole Cortesi-Grou

120 p., 19 €