L’étrange

étrangede Jérôme Ruillier (scénario et dessin) – Ed. L’Agrume, 168 p., 20 € –

Après Les Mohamed où Jérôme Ruillier nous faisait (re)découvrir l’histoire de l’immigration maghrébine à travers des témoignages qui rendaient compte de la quête d’identité et des effets au quotidien du racisme, voici celle d’un homme qui a quitté sa terre natale dans l’espoir d’une vie meilleure.

L’auteur l’a représenté sous les traits d’un ours. Un gros ours qui semble en permanence accablé par le poids d’une vie sur laquelle il n’a plus aucune prise. Il ne parle pas la langue du pays, il est sans papiers, son apparence et sa tenue vestimentaire dérangent. Il est ce qu’on appelle « un étrange ».ETRANGE2Comme dans la tragédie grecque, un chœur commente les faits et gestes de cet être crédule et vulnérable, dont nous connaitrons ni le nom ni le pays d’origine. Il est, pour l’essentiel, composé du Major chargé de veiller au respect des quotas de reconductions à la frontière des étrangers illégaux (il finira par douter du bien-fondé de sa fonction), du Réseau d’entraide aux réfugiés, du gardien de la Jungle (le patriarche) et d’une corneille perspicace au grand coeur. « Il pensait qu’il avait fait le plus dur, qu’il avait réussi. En réalité, c’est une autre vie qui commençait, mais pas celle dont il avait rêvé. C’est à cet instant que je me suis attachée à lui ».

Chaque chapitre est précédé d’une citation facilement identifiable : « Vous en avez assez de cette bande de racailles ? Eh bien, je vais vous en débarrasser. » « Ces populations ont des modes de vie extrêmement différents des nôtres. Donc cela veut dire que les étrangers ont vocation à retourner dans leur pays. » ETRANGEPostée aux premières loges, la corneille assiste impuissante au combat sans cesse renouvelé du pot de terre contre le pot de fer. L’isolement, l’impossibilité de s’exprimer, la peur, le racisme, et pour finir, la délation auront raison du mirage « France terre d’accueil » qui avait conduit cet homme à quitter son « patelin ». Bientôt il fera venir sa famille. Quel mal y a-t-il à le dénoncer ? La loi l’autorise, a décrété sa voisine de palier. 

Puis il y aura le Réseau et ses bénévoles, les portes qui s’ouvrent, les mains qui se tendent, mais aussi celles qui se dérobent et deviennent menaçantes. Le précipice et le retour à la case départ seront évités de justesse, mais pour combien de temps ?

Une « fiction » tout lectorat d’une grande profondeur et d’une force narrative et graphique absolues.

Anne Calmat

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À lire également :

Les Mohamed de Jérôme Ruillier

Ed. Sarbacane, 2011

 

 

 

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Alpha, Abidjan – Gare du Nord de Bessora et Barroux – Ed. Gallimard, 2014

(extrait de l’article) Alpha Coulibaly, dont le nom signifie « sans pirogue », a remis les clés de son ébénisterie et de son appartement à un réseau de passeurs, en échange d’un aller simple pour Paris où sa femme et son fils doivent l’attendre. Il sait qu’il lui faudra beaucoup de chance et de détermination pour atteindre son but. Il n’ignore pas non plus que le voyage sera long, périlleux, entrecoupé de haltes dans les ghettos pour clandestins, le temps de « se remplumer les poches » pour satisfaire aux exigences de tous les margoulins qui s’engageront à le mener à bon port.
S’il le faut, il se fera passeur lui aussi, « mais honnêtement ! ».
Et quand, après dix-huit mois d’épreuves, Alpha aperçoit enfin les côtes des Canaries, lui qui sait à peine nager monte à bord de la pirogue bondée qui va le conduire vers son destin.
L’épilogue de ce récit, magnifiquement illustré de dessins qui ne sont pas sans rappeler l’Art singulier d’un Len Jessome, nous laisse interdits. Alpha est-il réel ou bien le symbole de tous les sans-papiers qui hantent nos villes en quête de régularisation ?
A.C. (in Témoignage Chrétien, 2014)