
« A Kiev, les conditions n’étaient pas favorables du tout. Déjà, je suis née en pleine période d’hystérie antisémite de Staline. Heureusement, il n’a pas pu achever tous ses crimes… »
Celle qui s’exprime ne doit pas avoir loin de soixante-dix ans. Bella Goldberg est sculptrice, elle vit à la campagne entourée de ses œuvres autour desquelles gambade son jeune chien, Léon. Elle se remémore les terribles années passées en Union soviétique, du temps où Staline avait fini par donner libre cours à son antisémitisme. Flore Talamon recueille ses souvenirs, Renaud Penelle enrichit leurs échanges de dessins qui ne sont pas sans rappeler ceux qui illustraient l’un de ses précédents albums intitulé Vénus noire (Ed. Emmanuel Proust, 2010).


Bella Goldberg naît à Kiev en 1951 deux ans avant la disparition de Staline, dans une famille de scientifiques, à une époque marquée par une instrumentalisation du nationalisme russe et une répression accrue envers les Juifs. Ses origines la confrontent très jeune à l’antisémitisme des autres enfants sans qu’elle en comprenne à la raison.

Un jour, alors qu’elle n’a que sept ans, sa maîtresse d’école enjoint la classe de s’essayer à la pâte à modeler. C’est pour elle une révélation. À cet instant, je suis devenue matière et la matière est devenue moi. C’est décidé, elle sera sculptrice. Ses parents refusent cependant de l’envoyer dans une école d’art. Et pourtant, plus je grandissais moins j’étais compatible avec l’école soviétique. Son esprit contestataire dérange, il se pourrait même qu’il mette en danger sa famille. Son diédouchka, son grand-père sera son premier allié. Les circonstances vont faire que son souhait sera rapidement exaucé. Seule la sculpture lui permet de se réaliser et de s’évader du carcan qui enserre chaque jour davantage la communauté juive. Elle l’aide à faire face aux représailles qu’elle subit pour non-collaboration avec le régime soviétique. Peu à peu, Bella se range du côté des artistes, dits dégénérés parce que ne respectant pas les règles de l’esthétique réaliste-socialiste.

Havane au bec, la vieille femme déroule la pelote des événements tels qu’elle les a vécus avant de quitter l’URSS à la fin des années 70. Elle parle longuement de sa famille, de leurs relations étroites mais parfois conflictuelles, elle décrit comment les Juifs, d’abord bénéficiaires de la Révolution, furent par la suite l’objet d’une violente répression orchestrée par Staline qui, en attendant la création de l’État d’Israël, avait attribué aux « citoyens soviétiques de nationalité juive » un district situé en Sibérie extrême-orientale, le Birobidjian. Elle explique comment, en choisissant le camp étasunien, le jeune État a gravement offensé le petit père des peuples, avec les conséquences qui s’en sont suivies.
Les discriminations ont repris de plus belle, raconte-t-elle, semant la discorde jusqu’au sein des familles les plus unies. Dès lors, une seule solution pour vivre dignement s’impose à Bella la rebelle : se faire un inviter par un parent et demander un visa d’émigration en Israël pour cause de regroupement familial, au risque de devenir une paria. Avec, dit-elle, en parlant dudit visa, une chance sur 1000 de m’envoler et 999 de m’écrabouiller.
Lorsque son interlocutrice émet une réserve sur telle ou telle analyse, la sculptrice s’insurge. J’aurais bien aimé t’y voir ! Après 1956, les gens ont critiqué – un peu – les excès de Staline, mais ça a été une parenthèse vite refermée. Elle et les siens ont vécu tout cela dans leur chair, elle sait de quoi elle parle.
Tout restera longtemps à tenter pour Bella, mais lorsqu’on choisit un chemin, aussi tortueux soit-il, on le poursuit jusqu’au bout.
Aussi passionnant que troublant.

Anne Calmat
136 p., 18 €