
Rose est la spectatrice privilégiée de la comédie humaine qui se joue depuis une trentaine d’années au Saint-Valentin, un café-restaurant situé à moins d’une encablure du parc des Buttes-Chaumont. À l’extrémité du bar, côté vitrine, une autre spectatrice – appelons-la « Anima » – ne perd pas une miette de ce qui se dit. Anima ne se contente pas d’écouter, elle met un point d’honneur à signaler à celui ou celle qui a la bonne idée de prendre sa présence en considération, qu’elle n’est pas une simple plante décorative. Comment ? En vibrant de toutes ses feuilles lorsque l’on s’adresse à elle. On se dit que si elle pouvait parler, elle en aurait probablement beaucoup à raconter.

Et pourquoi ne le pourrait-elle pas ? Rose a son idée. « J’ai lu dans Cosmos Magazine un article qui disait qu’une étude menée dans les années 2000 par des chercheurs universitaires australiens, britanniques et italiens* a mis en évidence le fait que les plantes « répondent » aux sons par des bruits de cliquetis « forts et fréquents ». À bon entendeur…
* Université de Bristol, 2012
Rose est un personnage aux multiples facettes. Elle peut tout aussi bien évoquer l’héroïne au grand cœur de La vie devant soi, madame Rosa (tiens !), qu’une combattante, prête à voler dans les plumes de celle ou celui qui tiendrait des propos à connotation misogyne ou raciste. En dehors de cela, les opinions politiques qui s’expriment – et au Saint-Val, l’éventail est très large ! – sont à ses yeux l’affaire de chacun. Il en est de même pour les questions religieuses, d’autant que dans ce domaine, son parcours spirituel ne se limite pas à la religion musulmane.
Rose est entière, passionnée. Lorsqu’elle relate un épisode qui l’a particulièrement marquée, il peut arriver que, dans « le feu de l’action », son côté romanesque l’entraîne dans des contrées imaginaires. C’est ce qui fait le charme de ses récits.
Elle est hypersensible aussi. Il n’est pas rare que le cadeau inattendu d’un client lui tire les larmes des yeux, ou bien que le regard perdu d’un enfant la fasse fondre en larmes. « Je ne supporte pas de voir des enfants malheureux, les images en provenance de la guerre en Ukraine, par exemple, me bouleversent. »
Plus prosaïque, son coéquipier (à moins que, statutairement, il ne soit son boss) est aussi taiseux qu’elle est loquace, aussi réservé qu’elle semble extravertie. C‘est que Morhad est un Sage, doublé d’un fin psychologue. Rien ne lui échappe, iI écoute, observe, mais se garde bien d’exprimer son ressenti auprès de qui que ce soit. C’est probablement sa façon à lui de signifier à son entourage qu’il entend que l’on respecte son jardin secret.

Comme chaque jour, Rose attend ses marcheurs, comme elle les appelle. Ils sont souvent ses premiers clients. Ils se retrouvent dans les Buttes pour une marche sportive : trois grands tours et puis s’en viennent boire leur café. Il y a là un photographe, connu de tous dans le quartier, un monsieur âgé « bon pied bon œil » dont on vient de fêter les 89 ans, et une dame qui est toujours prête à aider les autres.
« On s’entend bien, on parle de tout, sauf de religion et de politique. »

Pour ce qui est de la religion, Rose est très claire. « Je suis profondément croyante. J’aime et je respecte les trois religions monothéistes ; je prends tout ce qu’il y a de bon dans chacune et je laisse de côté ce qu’il y a de mauvais. Je fais le Ramadan laïque, je fête Pâques et Noël – comme en témoigne la crèche que j’installe chaque année. Il faut savoir que les trois religions sont présentes au sein même de ma famille : mon père est musulman, il y a des racines chrétiennes du côté de ma mère et mon oncle a épousé une jeune femme de religion juive. En Algérie, nous vivions tous dans la même maison. »
« Un été, j’ai fait le chemin de Compostelle à pied pendant trois semaines, du Puy-en-Velay jusqu’à Figeac. C’était merveilleux. J’ai rencontré des bonnes personnes avec qui je me suis parfaitement entendue. Pas un nuage à l’horizon.
Cependant, il m’est arrivé une chose que je n’oublierai jamais. Un soir, nous avons dormi dans un hameau. La nuit, j’ai entendu une espèce de grattement, j’ai tout d’abord craint que ce ne soit une souris… Au lieu de ça, j’ai entendu la voix d’un homme qui disait « Il ne t’arrivera rien ». Le lendemain, alors que nous marchions en moyenne montagne dans un sentier étroit et sinueux, je me suis précipitée vers un buisson gorgé de mûres, sans me rendre compte qu’il était comme accroché au vide. Ce qui devait arriver est arrivé, mon pied a dérapé et je me suis retrouvée à deux doigts d’atterrir trois mètres plus bas. Une de mes compagnes de randonnée m’a tendu la main et tirée de ce mauvais pas. Eh bien, croyez-le ou non, au retour, alors que nous nous reposions dans nos chambres respectives, j’ai entendu la même voix qui répétait « Il ne t’arrivera rien. » « Je m’en suis tirée avec des écorchures de ronces plein les jambes. »

Elle reprend « Le lendemain, nous sommes allées à la Ferme du Barry, une étape incontournable en raison de son fameux aligot. J’étais encore perturbée par ce qui était arrivé, le patron l’a senti, il s’est approché de moi et a trouvé les mots pour m’apaiser. Deux anges gardiens ont veillé sur moi.

Ce matin, la radio diffuse « Quelque chose de Tennessee », écrit pour Johnny Hallyday par Michel Berger. Rose évoque avec enthousiasme l’immense talent du compositeur, et par extension celui du trio Berger-Gall-Balavoine, puis elle en vient rapidement à Johnny. D’autant plus rapidement que la veille son ami Jacques Morlain lui a offert le bel hommage qu’il a rendu, sous la forme d’un livre*, à son épouse, Josette Morlain.

« Josette était une amie. Elle avait 14 ans lorsqu’elle a commencé à suivre tous les faits et gestes de son idole. Elle savait tout sur lui, ses passages à la télé, ses concerts… Puis de fan inconditionnelle, elle est devenue directrice de son fan-club. Elle est ensuite restée dans son sillage pendant plus de cinquante ans, traversant avec lui les grandes étapes de sa vie et de sa carrière : ses tournées, son mariage avec Sylvie Vartan… On ne m’a pas crue quand j’ai dit que je l’avais rencontré, c’est Josette qui m’a présentée à lui ! » Elle feuillette ensuite le livre et montre les photographies, forcément inédites, du clan Hallyday. « Regardez, il y a même des extraits du journal intime de Johnny ! »

Josette et Johnny : 50 ans d’ amitié et de partage. Ed. Guy Trédaniel
Elle est ravie, la journée a bien débuté.

Une odeur de thym citronné flotte dans la salle, Rose est dans son domaine réservé : la cuisine. Nul doute qu’elle prépare l’un des plats qui seront au menu du jour.
Rose adore cuisiner. « J’aurais aimé faire un stage chez Christian Etchebest ou Cyril Lignac, dont je suis les émissions culinaires sur M6. C’est comme ça que j’ai appris à faire un tiramisu ou un bourguignon. »
« Le vendredi, c’est jour de couscous. Je le démarre le matin pour qu’il soit prêt à midi, c’est en général un franc succès. Les dimanches d’été, j’ai institué un rituel avec mes clients. Ils se concertent dans le courant de la semaine qui précède, se mettent d’accord sur un plat et me disent combien ils seront. Ça peut être une tchoutchouka, des bricks au thon ou à la viande, des sardines grillées, des moules frites… Après le repas, chacun dépose son assiette sur le comptoir, je mets la musique à fond et tout le monde danse. Ça peut durer jusqu’à 20h. Tout se fait à la bonne franquette. »
Elle s’attarde un instant sur un couple d’homos qui fait partie de la bande des gourmets du week-end et confie qu’elle aurait beaucoup aimé tenir un bar pour homos. « Je me sens bien avec eux, ils me respectent, je les respecte. Et que je n’entende surtout pas une réflexion désobligeante à leur égard ! »
Elle reprend « Ici, l’ambiance est d’une manière générale chaleureuse. Les occasions de se réunir et de festoyer ne manquent pas. Le 11 novembre, par exemple, les anciens combattants viennent déjeuner après la cérémonie qui a eu lieu à la Mairie. Ils arrivent, drapeau à la main et médailles accrochées au revers de leurs vestons, boivent un apéritif et blaguent en attendant le couscous que je ne manque jamais de leur préparer. Parmi eux, il y a une dame de 95 ans, une ancienne Résistante. Le jour de ses 90 ans, je lui ai donné rendez-vous dans dix ans, je l’attends de pied ferme. »

Ce qui caractérise le Saint-Valentin, c’est l’hétérogénéité de sa clientèle.
« Il y a des retraités, des chômeurs, des ouvriers du bâtiment, des commerçants… Beaucoup passent en fin de matinée, certains restent déjeuner. Il y a aussi les brocanteurs qui installent leur marchandise tout au long de l’avenue deux fois par an, quelques-uns passent rapidement se restaurer chez nous.» « J’ai également un professeur de latin, un étudiant en droit, un architecte, une photographe, une journaliste et une écrivaine, dont l’autobiographie a paru en novembre 2021.*
Pour le fun, elle cite les noms de quelques têtes d’affiche du show-bizz et du petit écran qui sont passées par là, tout en s’empressant de préciser que ce qui compte vraiment pour elle, c’est l’authenticité et la simplicité des êtres, quel que soit leur statut social. « L’authenticité de ceux qui n’ont pas besoin d’épater la galerie et qui apparaissent tels qu’ils sont.» À titre d’exemple, elle cite le nom d’un comédien qui vient tous les jours, et qui peut s’enorgueillir de plusieurs succès, tant à la télé qu’au théâtre. « On peut du reste le voir en ce moment à l’Artistic Théâtre dans une pièce de Shakespeare**… Il s’est également illustré dans pas mal de séries télé. Jean-Marc est un fou de théâtre, il vit théâtre, pense théâtre, dort théâtre, respire théâtre. C’est un beau garçon au regard pénétrant qui a su rester simple, même si, comme de nombreux acteurs, il aime qu’on lui parle de lui, ça le rassure. »
* Pupille 0877PE. Editions Libre 2 lire
**La mégère apprivoisée. Artistc Théâtre Paris 11è

Rose poursuit « Beaucoup se retrouvent ici chaque jour, chacun exprime ses idées sur la vie en général, sur les grands événements qui font la Une de la presse, sur l’actu people, etc. Quand la conversation s’oriente vers politique, les opinions sont plus tranchées, on se croirait presque à l’Assemblée nationale… sans les engueulades. J’écoute mais je ne prends pas partie, ce n’est pas mon rôle. Mais il y a des fois... » Rose laisse sa phrase en suspens, puis elle reprend « Les conversations peuvent durer un bon moment, et même se prolonger assez tard. D’une manière générale, ces clients-là (en réalité, une majorité de clientes) ne sont pas pressés de partir, ils peuvent rester une partie de l’après-midi, voire de la soirée. Ce n’est peut-être pas bon pour le chiffre d’affaires, mais ça en dit long la convivialité du lieu. »
Côté « bonnes manières », Rose ne tolère pas que l’on importune la clientèle. Il lui est même arrivé de pousser fermement deux ou trois emmerdeurs (ou emmerdeuses) vers la sortie, avec pour consigne de ne pas revenir. Mais rien n’est jamais définitif… « Malgré tout, je n’oublie pas, quand quelque chose est cassé, ça ne se recolle pas. » Quant aux séducteurs impénitents qui ont un comportement inapproprié avec les femmes, elle finit toujours par leur dire sa façon de penser.
Un monde d’habitués, donc, qui absorbe plutôt bien les contraires, mais qui n’est pas exempt de turbulences. Quelques-uns quittent pour un temps le navire, puis ils reviennent, conscients sans doute du côté dérisoire des querelles de bistro face à un monde qui est en train de perdre le nord.

Des histoires d’amour et d’amitiés fortes sont nées au Saint-Valentin. « Je me souviens d’un couple charmant, Corentin et Jenny. Ils vivent maintenant à la campagne avec leur petit garçon, une beauté d’enfant. À chaque fois qu’ils viennent à Paris, ils passent me voir. Il y a aussi ceux qui sont partis au Brésil, là encore, ils ne viennent pas dans la capitale sans faire un crochet par chez nous. C’est la même chose avec Florence et Marco… » La voix de Rose prend une inflexion particulière, une larme roule sur sa joue, elle est sur le point de parler de leur petite fille, Joséphine. « Je l’ai pratiquement vue naître, j’ai entendu ses premiers gazouillis et assisté à ses premiers pas. Si je ne la voyais pas pendant une journée, j’en étais malade. Quand elle passait devant le café, elle me faisait toujours un signe de la main. Maintenant il y a Margot, je suis devenue sa copine : un coucou chaque matin avant d’aller à la crèche, un verre d’eau « qui pique « au retour…»
« Je n’oublie pas non plus ma chère Alexandra, qui n’est plus une enfant depuis belle lurette, mais avec qui j’entretiens une relation de pure complicité. De nouveau, la voix de Rose a légèrement tremblé.



Mais voilà que 2023 vient de faire son apparition au Saint-Valentin, il est temps d’achever ce bref exposé. Quand on demande à Rose quel est son vœu le plus cher pour l’année qui vient de débuter, pour toute réponse, elle entonne les premières paroles de « Quand les hommes vivront d’amour « du génial Félix Leclerc.

ÉPILOGUE – Anima sort de son silence

« Jusqu’à présent, je me la coulais douce au Saint-Valentin, je me contentais d’écouter les conversations et de frétiller de la feuille lorsqu’un client ou une cliente s’intéressait à moi. J’y ai même connu ma petite heure de gloire en figurant dans le premier paragraphe de cet essai consacré au lieu et à ceux qui depuis des décennies l’éclairent d’une lumière aux reflets changeants. Quand tout à coup, un fou furieux (ou une folle furieuse, je n’ai pas eu le temps de voir de qui il s’agissait) s’est jeté sur moi et m’a mutilée à l’aide d’une paire de ciseaux. J’en ai eu le souffle coupé ; mais pas seulement, mes racines et la plupart de mes tiges ont été réduites à néant, hachées menu comme si je n’étais qu’un simple bouquet de persil.
Me voilà donc immergée dans le bain de jouvence que Rose a concocté pour moi. Toujours optimiste, elle a déclaré que mon pronostic vital n’est pas engagé et que je n’ai rien perdu de mes facultés d’observation et d’analyse, sous-entendu, que j’ai beaucoup de choses à raconter. Qui vivra verra. »
