
de Denis Lapière et Ricard Efa – Ed. Futuropolis
La couverture dit assez bien ce que contient le livre, c’est beau et violent : une enfant pieds nus, ébouriffée, portant un baluchon, dans un espace brûlé de soleil et en arrière-plan, un cochon se vide de ses entrailles, et la nuit de la guerre s’est abattue sur le village bombardé.
C’est l’Espagne : les escadrons de Franco attaquent la Catalogne.
Seule c’est le récit des souvenirs de Lola, dont on voit la photo, prise avant la guerre, sur la première page : une toute petite fille comme les autres, avec un nœud dans les cheveux et qui regarde l’objectif.
Lorsque l’histoire commence, elle n’a pas sept ans et voilà déjà trois ans que ses parents l’ont confiée à ses grands-parents Maria et Ventura, on doit être à la fin des années 30.
Trois ans, c’est long pour une petite fille, tout ce temps sans nouvelles de ses parents et de sa petite sœur, elle essaie le soir de reconstituer leurs visages, leur présence.
Cependant le jour, elle joue avec de petits cailloux, regarde la caravane des fourmis, observe le cochon dans son enclos, elle ouvre les yeux sur la vie, elle cavale à travers champs, mais seule, toujours seule.
Et cette solitude lui donne une force, une détermination incroyable, comme si elle avait compris qu’il lui fallait traverser sa jeune existence avec sa propre énergie.
On est à la campagne, à Isona en Catalogne, on n’est pas riche, mais ce n’est pas la misère, le grand-père que la petite fille appelle padri ne sourit jamais, on parle peu à l’enfant, la grand-mère la met au lit le soir avec tendresse, elle est le refuge, mais on sent peser le silence millénaire des femmes dans son attitude mais aussi sa force.
Et puis, tout va se précipiter, avec le bombardement du village par les nationalistes de Franco, tout le monde fuit vers les hauteurs.
On découvre que cette enfant est dotée d’un sacré caractère, elle suit son grand-père redescendu voir ce qui s’est passé au village, elle n’a peur de rien, elle fonce, elle court.
Elle est le plus souvent livrée à elle-même, et le récit tente de restituer le regard d’une petite fille qui traverse des épreuves mais aussi, qui vit, et c’est cette force vitale qui nous est donnée à voir.
C’est de tout cela que sont tissés ses souvenirs, forcément subjectifs, mais c’est l’intérêt et la beauté de ce récit.
Quelques trouées de lumière : une berceuse en catalan chantée dans l’abri de fortune, un soldat républicain qui se prend d’amitié pour la petite et lui apprend à lire.
La qualité des dessins, les couleurs, les paysages qui donnent envie de découvrir ce pays magnifique, la façon dont sont croqués les visages à la serpe de ces paysans catalans, leur force et leur détermination, tout cela contribue à faire de cette lecture un beau moment.
C’est aussi le rappel jamais inutile d’une histoire pas si lointaine, dont il reste beaucoup de témoins.
Le récit graphique adopte clairement point de vue des Républicains, et l’on sait combien les combats ont été violents en Catalogne.
On imagine quelle femme forte mais sans doute aussi blessée à l’intérieur est devenue la petite Lola que la guerre a séparée de ses parents et de sa petite sœur.
« La guerre découpe les familles » dit le grand-père à Lola, et l’histoire lui donne ô combien raison, dans cette fracture inguérissable qui a coupé l’Espagne en deux, et dont les cicatrices en dépit des années de démocratie, sont toujours prêtes à se rouvrir.
Peut-être y a-t-il toujours deux Espagnes, comme dans le poème d’Antonio Machado et l’une des deux est toujours prête à geler le cœur de l’autre.
Una de las dos Españas
ha de helarte el corazón.
Danièle Trotzky
72 p., 16 € Planches © Futuropolis