
Depuis le 8 octobre 2020 – Visuels © M. Neyestani – Arte Éditions / Éditions çà et là – 128 p., 16 €

Un matin, Belleville, 6h30.
Une valise remplie d’exemplaires d’un roman graphique.
Un voyage outre-Atlantique en vue.
Une tenue de voyage ad hoc.
Trois bagages nommés Harpo, Groucho et Chico, pour les compter plus facilement.
Des papiers en règle…
L’angoisse !

Il faut penser à tout, car on sait que des contrôles aléatoires touchent la plupart du temps, par hasard, des réfugiés ou des ressortissants du Moyen-Orient. Alors, quand on est les deux !
Trois heures d’avance par précaution et un livre de poèmes (du père) pour patienter.
Un selfie pour annoncer son départ aux « followers » d’Instagram et vogue la galère, départ en Uber pour Orly.

Angoisse des formalités, pourquoi ? Une fuite clandestine d’Iran pour échapper au tribunal révolutionnaire avec une arrestation à Canton qui aurait pu mal tourner.
Là, tout est en règle. Mais… Au bureau d’enregistrement : « Désolée, votre titre de voyage a un problème, le système ne le reconnait pas ».

Trois heures vont s’écouler, passées debout, sur le côté des comptoirs, révélant chacune les nombreux rouages de la bureaucratie.
Le parcours du passeport de main en main, accompagné d’explications qui n’en sont pas, est entrecoupé de flash-backs sur la course d’obstacles qui a précédé l’obtention du passeport, des incidents qui ont émaillé les voyages précédents, le tout ouvrant la porte à des ruminations, un fond de culpabilité, des fantasmes, des peurs qui viennent en sarabande ponctuer l’attente.


Surtout ne rien dire, garder le silence, parler risquerait de déclencher des foudres de ce côté de l’Atlantique ou de l’autre, des mesures de rétorsions, et qui sait, des…
Surtout garder le silence, par habitude de se taire dans un pays où les éducateurs, relais d’un gouvernement autoritaire, mâtent les bavards, où l’habitude de se taire est apprise dès la plus jeune âge à la maison, où la parole est châtiée lors d’un séjour en prison.
Des personnages défilent qui chacun commente la situation : le père, le principal du collège, un réfugié yéménite en Norvège, écrivain, l’épouse, un gardien de la constitution, les « followers » d’Instagram, chacun ayant son mot à dire.
Et quand tout semble s’arranger, le vol est parti. Il faut donc rallier l’aéroport de Roissy pour avoir une chance de s’envoler quand même, sauf que là, c’est une autre aventure qui commence….
Ce récit kafkaïen, mené d’un bout à l’autre avec distance et humour, révèle de l’auteur ses inquiétudes, ses peurs, ses traumatismes. Il lui permet de s’interroger sur ses attitudes soumises, son extrême retenue, sa passivité apparente. L’introspection englobe ses expériences d’enfant, celles traumatiques de la prison et bien sûr, de sa fuite. Il est un formidable révélateur de la condition des réfugiés et du sort que les pays d’accueil leur réservent.
Les dessins en noir et blanc, aux traits précis, sont d’une grande simplicité et pourtant extrêmement expressifs. Une série de planches de couleurs viennent s’interposer en cours de texte, exprimant dans cette aventure sans couleur, ce que doit être la joie de vivre dans la normalité pour le commun des mortels.

La lecture est d’un bout à l’autre jubilatoire, tant le petit personnage principal, qui n’est pas sans rappeler par certains traits le grand Duduche, est touchant et combien il sait nous entrainer dans ses aventures rocambolesques.
Nicole Cortesi-Grou
L’auteur

Mana Neyestani est un auteur dessinateur iranien qui a trouvé refuge en France depuis une dizaine d’années. Dès son statut de réfugié politique obtenu, il raconte son histoire à travers ses créations : Une métamorphose iranienne (2012), Petit manuel du réfugié politique (2015), Un recueil de dessins, Tout va bien ! (2013) et une enquête sur un fait divers révélateur de la complexité de la situation iranienne, l’Araignée de Mashhad (2017, v. lien ci-dessous), en co-édition chez Arte et çà et là.